CE QUE VOIENT LES YEUX DE L’ESPRIT


Beaucoup d’expressions attestent de ce que nous rapportons l’idée de conception à celle de vision : concevoir, c’est voir ce que quelqu’un veut dire, clarifier un propos, éclairer une difficulté, etc. Toutefois, la question se pose de savoir ce que l’esprit voit quand il conçoit. Se figurer une idée ou un propos, cela s’entend en différents sens, et il y a fort à parier que, lorsque nous prétendons avoir l’intelligence d’une chose, nous ne sommes en présence que d’une représentation, qui, bien que mentale, est loin de nous en dévoiler l’essence. La raison en est qu’on ne saurait concevoir qu’en s’élevant à au-delà du visible, ce que la réduction, trop fréquente, du genre de la représentation à sa seule espèce sensible nous empêche de comprendre ; il faut donc travailler à distinguer ce qui relève de l’image de ce qui appartient en propre à l’intelligence et qui, à l’opposé de toute concrétude, ne peut exister que dans et par l’élément et du mot, savoir le concept. Ce n’est qu’ainsi que l’on comprendra que ce que voient les yeux de l’esprit quand il conçoit est proprement invisible, parce qu’en tout point abstrait.

LA CONCRETUDE DE LA VISION SENSIBLE

Le recours au thème de la vision pour qualifier la compréhension intellectuelle (le je vois pour le je conçois) n’a rien d’hasardeux : si la vue est ce par quoi nous recevons le plus de données sensibles, il est logique qu’elle en vienne à servir de connaissance modèle, ainsi qu’en témoignent, par exemple, les notions d’évidence (du latin video, « je vois ») ou d’intuition (du latin intueri, « regarder »).

Toutefois, l’équation concevoir égale voir en esprit est peut-être plus qu’une simple métaphore. Car si l’on dit de l’esprit qu’il voit quand il conçoit, ce n’est pas seulement pour indiquer qu’il accède à certaines informations ; c’est aussi, semble-t-il, pour souligner qu’il se donne la représentation sensible d’une chose. En d’autres termes, les yeux de l’esprit seraient proches du voir au sens strict parce qu’ils auraient affaire, comme ceux du corps, à des images, et que les images se distinguent nécessairement d’autres images par certaines qualités particulières, d’où leur caractère essentiellement concreti. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à se consulter soi-même. On voit, par exemple, ce que le mot triangle veut dire ; mais que voit-on exactement ? Probablement une représentation sensible, c’est-à-dire concrète, le triangle vu en esprit possédant certaines propriétés comme une couleur (on se le représente, par exemple, noir sur fond blanc) ou une forme (il peut s’agir d’un triangle rectangle, isocèle, scalène etc.).

Par suite, un philosophe comme Berkeley n’a-t-il pas raison de soutenir que l’homme se paie de mots, s’il prétend disposer d’idées générales abstraitesii ?

L’IMAGE ET LE CONCEPT

Ce serait ne pas voir qu’il existe pourtant différents types de représentation. Songeons, par exemple, au cas du chiliogone mobilisé par Descartes dans les Méditations métaphysiques : l’auteur y écrit en effet que si  « je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit »iii. En d’autres termes, le concevoir se distingue bien du voir en ceci qu’il s’effectue sans le secours de l’imagination, laquelle suppose une contention d’esprit bien différente de celle requise par la conception : quand j’imagine, j’accède à une représentation sensible (une image), mais quand je conçois, je m’en donne une définition raisonnée (un concept). C’est donc qu’avoir l’intelligence d’une chose ne revient pas à se la représenter concrètement : l’esprit ne peut attribuer une quelconque qualité sensible à ce qu’il conçoit par l’intelligence, étant entendu qu’un concept n’est qu’une définition, et qu’une définition n’a ni forme, ni couleur (c’est en ce sens que Spinoza écrivait que le concept de chien « n’aboie pas »).

Si la critique berkeleyenne de l’abstraction reposait sur la réduction de l’intelligible à l’imaginable, il faut voir qu’une telle réduction était donc déjà dénoncée par Descartes, pour qui les hommes sont « tellement accoutumés à ne rien considérer qu’en l’imaginant (…) que tout ce qui n’est pas imaginable leur semble n’être pas intelligible »iv.

Si l’on tient, par conséquent, à dire que l’esprit voit quelque chose quand il conçoit, ce n’est qu’au sens où, paradoxalement, il accède à l’abstrait, c’est-à-dire à l’invisible.

LA BÊTE EN NOUS

Mais il ne suffit pourtant pas de distinguer le voir sensible du concevoir. Il faut encore se demander pourquoi l’on incline à se donner l’image d’une réalité, plutôt que son concept. Pour répondre, on rappellera que si nos représentations sont sensibles avant d’être intellectuelles, c’est certainement parce que les premières sont plus naturelles que les secondes, la sensibilité (qu’il s’agisse de la sensorialité ou de l’affectivité) étant ce qui, en nous, intervient spontanément à des fins d’adaptation (il est préférable, par exemple, de s’en remettre à la représentation sensible d’un danger particulier – que cette représentation sentie ou imaginée – plutôt qu’au concept de danger, lequel n’est pas même possédé par tous).

Par suite, on comprend que si le processus d’abstraction n’est pas spontané, c’est justement parce qu’il est, comme le voulait Rousseau, contre naturev – et donc difficile. Mais alors, s’il est plus facile, pour chacun, de sentir au lieu de penser, c’est que notre penchant le plus naturel réside dans une forme de bestialité intellectuelle, autrement nommée bêtise. Car s’il n’est évidemment pas toujours bête de consulter sa sensibilité, il l’est de s’imaginer penser quand on ne fait que flairer, à la manière du personnage d’Hippias chez Platonvi, qui répondait à Socrate l’interrogeant sur l’essence du beau : « Le beau, Socrate, sache-le bien, pour dire vrai, c’est une belle vierge ».

De cet Hippias, naturellement présent en chacun, on ne se prémunit qu’à la condition d’élever son esprit « au-delà des choses sensibles »vii, c’est-à-dire à l’invisible.

 

© PIERRE SOUBIALE
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i Il faut rappeler que le concret se définit moins par le matériel que par la singularité (c’est en ce sens qu’une émotion peut être dite concrète)

ii Voir, sur ce point, Berkeley, Principes de la connaissance humaine (introduction), 1710.

iii Descartes, Méditations métaphysiques, VI, 1641. Souligné par nous.

iv Descartes, Discours de la méthode, 1637.

v Rousseau, Second discours, 1755.

vi Platon, Hippias majeur,

vii Selon la formule de Descartes qui déplore, dans le Discours de la méthode, que les hommes « n’élèvent jamais leur esprit au-delà des choses sensibles ».


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