Rédigé entre 1914 et 1915, Le procès de Franz Kafka met en scène le personnage de Josef K. défiant une administration judiciaire qui, pour une raison qui ne sera jamais évoquée, instruit un procès contre lui.
Le drame de K. est qu’il ignore de quoi on l’accuse. Il tente alors de se battre contre ce qui ressemble soit à une erreur, soit à une injustice, avant de renoncer, acceptant la sentence de sa culpabilité – sentence qui ne sera, comme l’accusation, jamais prononcée, si bien que l’on est forcé de conclure que ce n’est pas la culpabilité qui crée le procès et la sanction, mais le procès qui crée le coupable.
Beaucoup d’exégètes de Kafka ont souligné la dimension absurde (jusqu’au tragique !) de l’œuvre de Kafka. Ils évoquent par-là les ballottements et les cahots des personnages kafkaïens pris dans un engrenage qui les dépasse, qui les mène dans des situations intenables, d’où il est impossible de sortir. Josef K. en est l’exemple parfait dès lors qu’on lui signifie, dès l’ouverture du roman, son arrestation. Il a bien évidemment le droit de se défendre – il engage même un avocat pour cela –, mais il ne parvient pas à suivre le fil de cette défense, car celle-ci demande des recours à n’en plus finir, formulés à des interlocuteurs invisibles.
Voilà précisément le nœud de ce roman : comment gagner quand on se bat contre des ennemis invisibles ?
UNE HIERARCHIE DU VISIBLE
K. peut compter sur quelques soutiens prompts à l’aider : l’amante de son avocat, un peintre, un oncle, toute une galerie de personnages qui jalonnent son parcours vers un acquittement qu’il pense facilement obtenir mais qu’il n’obtiendra pas. Tous ces soutiens sont unanimes : il existe des ficelles que l’on peut tirer, il y a des juges que l’on peut convaincre, il y a des employés, des gardiens, des greffiers avec qui on peut parlementer. Mais la décision finale appartient à des juges que personne, jamais, n’a vus. Seuls ceux qu’on appelle « les grands avocats » peuvent les rencontrer mais, comme le dit un des personnages que K. croise au fil de ses pérégrinations, « je ne sais pas qui sont les grands avocats, et il est sans doute impossible de les approcher. » Et pour cause, comme les grands juges, ils demeurent dans l’ombre, ils demeurent cachés, ils demeurent invisibles.
Cet aspect-là a été relevé par Claude David, à qui l’on doit la première édition de l’œuvre de Kafka dans la Pléiade (1989). Dans sa préface au Procès, il note : « Qui sont ces personnages dont on parle toujours et qu’on ne voit pas ? » Outre ces grands hommes qu’on évoque mais qui demeurent inaccessibles, il y a tous les autres qui, au fil des chapitres, surgissent de recoins sombres, apparaissent d’un coin obscur d’une pièce et en disparaissent aussitôt. Comme s’il existait une hiérarchie du visible, plus on est important dans le système, plus on demeure caché.
Sont cachés également certains lieux qui ne se dévoilent à K. qu’au fil de ses mésaventures : de la salle d’audience qui apparaît sur le palier de porte d’un immeuble miteux, des bureaux du tribunal abrités dans un grenier étouffant (soit un endroit qui, dans une maison, demeure invisible et difficile d’accès). Idem lorsque K. surprend le Châtieur et les deux gardes qu’il punit : ceux-ci sont cachés dans le débarras situé derrière le bureau que K. occupe à la banque où il est employé. Ces lieux ne sont pas exposés au regard. Ce qu’on y fait doit rester caché.
LE POIDS DE L’INVISIBLE
En parallèle à ces personnages que l’on ne pourra jamais voir, et à ces lieux qui voudraient rester cachés, le roman traite du poids qui pèse sur K., le poids du procès, qui progressivement devient le poids de la faute invisible, puis le poids de la culpabilité. Il suffit d’être en vie pour être coupable. Ce poids qui accompagne K. partout fait naître en lui un malaise, un inconfort qui le prend à plusieurs moments du récit. La chaleur de l’atelier du peintre le fait suffoquer. Les bureaux du tribunal et la salle d’audience le mettent mal à l’aise. Très vite, le lecteur comprend que l’autre nom de ce poids, c’est le procès.
Le procès est partout – c’est une force invisible qui accompagne K. à chacun de ses pas. À la moindre porte à laquelle il frappe, il tombe sur un bureau rattaché au tribunal, chaque personne qu’il croise sait que K. a un procès sur le dos, et chacun de ses interlocuteurs est lié à ce procès, que ce soit la maîtresse de l’avocat, un homme accusé dans un autre procès, ou même un peintre sinistre et marginal. « Son procès ne le quitte pas un instant », dit Claude David dans sa préface au roman, participant à l’atmosphère inquiétante et étouffante du récit. En effet, dès lors que K. est accusé, le procès occupe tout (l’espace comme l’esprit) alors même qu’il n’a jamais lieu. Ce procès serait comme une maladie qu’on attrape un matin – sans raison apparente, par hasard, par malchance –, une maladie que l’on traîne avec soi tout le temps, une maladie dont on pourrait mesurer les conséquences visibles mais qui, par définition, demeure impalpable.
Ce procès qui occupe chaque page du roman fait écho à un système dans lequel K. – à l’image de tous ceux qu’il croise et donc, par extension, de nous tous – est bloqué. Reste à définir ce système. Bureaucratie ? Totalitarisme ? Peut-être même religion ? L’hypothèse d’une dimension spirituelle du roman prend de l’ampleur lorsque apparaît l’aumônier de la prison dans l’avant-dernier chapitre, certainement le plus marquant, Dans la cathédrale. L’homme raconte à K., résigné, assuré de ne pas pouvoir échapper à l’accusation, la parabole qui suit. Un homme arrive devant une porte le séparant de la Loi. Un gardien lui en interdit l’entrée. La Loi, la réponse à toutes les questions métaphysiques et spirituelles, est juste derrière lui, mais elle demeure inaccessible, invisible. L’homme peut, au loin, deviner une lumière, mais l’essentiel demeure caché. Alors, durant toute sa vie, l’homme attend – en vain. Il meurt sans avoir pu accéder à la connaissance, le gardien referme la porte, l’invisible demeure.
Que faut-il en conclure ? Qu’il existe des forces supérieures à l’homme, inaccessibles, qui dictent son existence sans qu’il puisse faire quoi que ce soit pour la modifier ? Cette Loi, ce destin, ce procès – l’homme est saisi par cette force et doit en subir les caprices ? Les actions et pensées et décisions de l’homme sont-elles gouvernées par une force invisible ?
Ainsi, il n’y a aucun espoir, ni de démasquer l’invisible, ni de s’y soustraire.
© ALEXANDRE JORDECZKI
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Correction : Julie Poirier (@correctrice_point_final)