Sa vie entière, Alberto Giacometti l’a dédiée à une quête qui ne pouvait qu’échouer. L’Objet invisible est le titre d’une œuvre qui incarne le plus justement la vocation du sculpteur : comprendre ce qu’il voit, au-delà de « l’écran » visible. Ainsi, à travers son Homme qui marche ou sa Femme debout, quelque chose tente d’être défait dans la matière pour laisser transparaître une vérité cachée. Et à vrai dire, on échoue soi-même à vouloir, par les mots, saisir son geste sur la terre ou sur la toile. Mais peut-être est-ce là le propre même d’une exploration de l’invisible, ne pouvoir s’arrêter qu’à une interrogation.
L’APPARITION
Je me rappelle exactement le jour en 1945 quand, étant aux Actualités à Montparnasse, je ne voyais plus des images sur l’écran, mais seulement des taches qui bougeaient. Et les personnes assises à côté, je les voyais comme pour la première fois, comme si c’était vraiment la première fois que je voyais le monde extérieur sans l’écran qui existait jusque-là. C’est à partir de ce moment-là que j’ai eu le besoin de rendre compte de ce que je vois, donc de faire de la peinture et de la sculpture.[1]
Déjà, les textes sacrés évoquaient une apparition céleste porteuse d’une vérité, cette expression miraculeuse qui nous fait ouvrir les yeux pour de bon. Non loin du prophète, l’artiste est celui qui a eu vent de cette vérité cachée, et ne peut alors retourner aux occupations quotidiennes. Alberto Giacometti s’est rendu au cinéma, et l’écran est tombé. Plus d’images, seulement un mouvement de taches informes. Les figures de la pellicule, comme les figures de chair, n’avaient pour ainsi dire plus la même réalité, ou du moins, paraissaient plus réelles que jamais. Il faut passer par cette épreuve traumatique pour révéler à l’esprit l’étrangeté d’un monde qui semblait déjà vu. Mais alors, il est nécessaire de mettre les mains à l’ouvrage, d’explorer sans trêve afin de saisir ce que l’on voit, au détriment de ce qui est vu. Telle a été la quête incessante de Giacometti à travers la toile et la matière : « Je n’ai encore rien compris, je suis obligé d’insister ».
LA PRÉSENCE DU VIDE
De Giacometti, on connaît les peintures, les sculptures, mais aussi l’atelier. Quarante ans de vie dans un petit atelier de la rue Hippolyte-Maindron qui paraissait bien pauvre aux yeux des visiteurs. Des outils entassés sur une table, des murs entaillés de figures, une verrière d’un côté, et de l’autre, un frêle escalier en bois conduisant à une mezzanine. Les sculptures longilignes s’articulaient sur des trépieds, au sol, contre le mur. Et la poussière blanche qui couvrait la peau plissée de l’artiste donnait une épaisseur à l’espace intérieur.
En cela, le vide n’a rien d’une absence chez Giacometti : l’atelier fait œuvre avec les sculptures, l’un se positionnant selon l’autre. C’est le fameux équilibre du vide et du plein qui se décline ici, car chaque figure sculptée révèle quelque chose d’elle-même selon son emplacement. La quête de « saisir ce que l’on voit » n’est donc pas tant dans la matière modelée que dans le vide qu’elle révèle. C’est le sujet même de L’Objet invisible : cet espace béant, pris entre les deux mains d’une statuette, met en lumière une présence qui se dérobe à première vue, et que Giacometti tente d’attraper.
RÉPÉTER, DÉTRUIRE
Attraper l’objet invisible semble pourtant vain. « Ce n’est qu’à travers l’échec qu’on peut se rapprocher. Le fait de réussir ou de rater n’a plus aucun sens ». Dans cette quête de la connaissance, Giacometti a une obsession : la figure humaine. La déchiffrer à travers l’élan de la silhouette, les ombres du visage, la profondeur du regard, modeler et creuser dans la matière qui s’affine radicalement sous le geste. Le motif est repris par série, sur le bronze ou le papier : Femme debout, L’Homme qui marche, Tête noire…
Pour Giacometti, refaire, c’est surtout défaire, raturer, détruire un même motif, et réitérer dans un endroit familier en empruntant des chemins de traverse. L’œuvre elle-même n’a finalement que peu de valeur, car elle est déjà trop visible, trop éloignée du but. Alors, il faut la défaire sans cesse, tenter autant que l’on peut de comprendre ce que l’on voit au-delà de son « écran ». Et les figures qui survivent resteront inachevées, surfaces accidentées qui laissent une ouverture vers l’expression de nouvelles formes d’être.
LA QUÊTE
Quelle est donc la quête de Giacometti si l’œuvre imparfaite est vouée à être détruite ? Elle se trouve dans l’interrogation même qui le pousse à concevoir, et la création ne reste finalement que le résidu d’une recherche qui la dépasse. Mais c’est aussi ce qui maintient l’artiste en équilibre, l’espoir de saisir une soudaine apparition de ce qu’Yves Bonnefoy nomme l’« arrière-pays ».
L’invisible ne peut que demeurer une énigme. Il alimente bien des fantasmes et des amertumes, qui contraignent Giacometti à se définir à la fin de sa vie comme un « misérable débutant » qui « persévère dans le ratage ». Sous les empâtements et les traces, ses ultimes Tête noire paraissent être des témoins de ce mystère qui surgit et s’efface, pour ne plus parvenir qu’à évoquer. Que peut-on admirer dans son œuvre, si ce n’est cet acharnement propre au mystique qui, dans la solitude de l’atelier, tente de déceler une vérité que d’autres ne voient pas ?
© ROMANE FRAYSSE
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[1] Ici, les citations de Giacometti proviennent de bribes d’entretiens filmés, trouvées par-ci, par-là.
Correction : Ludivine Corbin