Diane Arbus était une photographe américaine du début du XXe siècle, qui, tout au long de sa vie, n’a eu de cesse de s’interroger sur l’identité, la transparence, la matière, le rapport à l’autre. La norme. Ce questionnement existentiel, nous le retrouvons dans les différentes photographies prises, dans leur grande majorité, dans le New York des années 60. Cette réflexion personnelle se transforme rapidement en obsession et nourrit considérablement son art, autant que sa dépression. Enfermée dès l’enfance dans des codes sociaux, la femme qu’est Diane Arbus se construit dans l’opposition, dans les confrontations morale, intellectuelle et artistique ; donnant ainsi l’impression de chercher une sortie, symbolique. Elle est en quête d’une liberté presque utopique, mais vitale pourtant. Manquant de confiance, elle observe, regarde, admire puis décide de prendre quelques cours chez la photographe Lisette, connue pour les portraits documentaires.
Après avoir vécu de longues années en tant qu’assistante photographe auprès de son mari, Allan, lui-même photographe de mode, elle part à la recherche de sa propre identité munie de son appareil, révélant par ailleurs celle des autres. Dans le regard de ces inconnus rencontrés, elle y trouve, peut-être, une forme de vérité, les clés de son existence. Elle réalise son projet intitulé « les rites, les manières et les coutumes américaines » grâce à la bourse Guggenheim qu’elle obtient en 1963.
Cachée derrière son objectif, elle entreprend le début de ce qui marquera son œuvre : rendre visible, dévoiler ces individus bien souvent en marge de la société. Car chaque photographie capturée par Arbus semble happée par une forme d’étrange humanité.
L’AMBIVALENCE DES IMAGES
Si l’image n’est pas une langue, son langage porte, quant à lui, une dimension universelle sans décodage systématique. La puissance de l’image est infinie, car son visuel vit par lui-même avec ses codes formés de signes iconiques. L’aspect référentiel tend à émettre un discours, à exprimer une pensée. L’aspect artistique est non intellectuel, et tend à une compréhension immédiate, sans un besoin d’analyse. L’image repose sur ces deux concepts à la fois opposés et complémentaires. L’ambition pour un artiste photographe est donc de réunir les deux afin de trouver une forme qui traduise au mieux sa pensée, dans un double dialogue entre le discursif et l’esthétique (au sens de visuel).
Il est essentiel, dans une œuvre artistique, d’allier la forme au fond dans un juste équilibre, qui fera exister l’objet et fera en sorte qu’ainsi, il y ait rencontre et découverte par les spectateurs. Partant de ce postulat, l’image, plus que le mot, possède une dimension universelle dans son accès, et peut être lue pour son contenu et/ou pour son contenant, d’où sa puissance communicative.
L’ŒIL POUR VOIR
La perception dans la photographie est plurielle. L’acte de voir une photographie donne une consistance et une existence à celle-ci. Voir un objet photographique, c’est voir, de sa position de spectateur, une vision du monde que l’on nous donne à voir, car la vision perçue est en premier lieu vue par l’œil photographique, puis par celui de l’artiste avant d’arriver à notre œil. La vision du monde montrée ne nous arrive jamais frontalement puisqu’elle est distancée par l’écran. En photographie, l’objectivité représente la vision et la subjectivité la perception. L’objectivité de Diane Arbus nous traverse, transperce l’œil et marque l’esprit, car les regards sont, ici, totalement démultipliés. Le sujet regarde l’objectif, il appelle le regardeur par le jeu des regards. Une communication non verbale s’opère, rendant visibles l’un et l’autre. Le regardeur comme le regardé sortent de leur invisibilité grâce au regard de l’artiste qui fige l’instant. Ainsi, l’artiste offre un dialogue aux sonorités invisibles. La réflexion se fait sourde comme un grondement intérieur prêt à exploser. Le calme après la tempête. Arbus donne accès, par ses photographies, au monde souterrain du hors-norme caché et fait éclore les invisibles. Leur donne la matérialité.
LA DISTANCE DE L’OBJECTIF
La distance, que l’on retrouve dans la photographie ou même dans la peinture, rend la photogénie possible, et en cela, peut-être, elle se situe dans une forme d’objectivité. Il y aurait une « esth-éthique » offerte par l’objectif qui permet de capter l’essence même de l’objet fixé par l’appareil comme un miroir reflétant et révélant ; celui de nos croyances, de nos certitudes comme de nos doutes. Grâce à la distance, il est donné de voir à travers, dans le déplacement de la simple apparence des choses, pour en pénétrer la profondeur psychologique, l’intériorité du sujet montré. L’artiste ne se contente pas de figer les apparences, mais tente de banaliser les sujets dans leur contexte pour en montrer toute la richesse et la singularité. Ainsi, transformistes, gros, grands, tatoués, vieillards, nudistes, danseuses burlesques, nains, homosexuels, travestis, jumeaux, femmes à barbe, couples interculturels forment le répertoire d’une société nouvelle, rendue visible. Par la monstration d’individus effacés, elle en redessine leurs contours et leur donne corps.
Aussi, par l’identification, l’expérience artistique est une réflexion, à la fois cérébrale et physique, de nos comportements, nos paroles et nos visions. La photographie reforme la perception pour recréer une réalité telle qu’elle est, dans son objectivité la plus naturelle. Elle serait une ouverture de notre pensée, de notre esprit, le prolongement de nos propres perceptions, de notre vision du monde.
LA SUBJECTIVITÉ DE LA RÉALITÉ MONTRÉE
Arthur Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation[1] met le sujet au centre de sa réflexion sur la réalité. Selon lui « l’objet de l’art, l’objet que l’artiste s’efforce de représenter, l’objet dont la connaissance doit précéder et engendrer l’œuvre, comme le germe précède et engendre la plante, cet objet est une Idée […] »
Un objet serait donc une idée avant même d’être un objet matériel, car l’image en serait le synonyme, transcendant la simple représentation visuelle de l’idée. L’image est donc le moyen qui permet de rendre compte de ce qui dépasse le visible. Grâce à sa richesse interprétative, elle n’est pas cantonnée à l’illustration d’une idée, mais apporte une réflexion plus générale sur le concept abordé par l’idée.
En somme, la photographie comme monstration d’une réalité, proposée notamment par Diane Arbus, est étroitement liée à une idée engagée. Elle doit dénoncer, même symboliquement ; ce qui exclut tout aspect objectif, car si elle est engagée, elle est la matérialisation d’une opinion. De fait, la vision de la réalité ne se forme-t-elle pas dans la pluralité des points de vue subjectifs ? Chaque perception de la réalité n’est-elle pas nourrie par les autres perceptions ? Voici, peut-être, une des raisons de l’importance de l’engagement de Diane Arbus et de son travail considérable pour rendre visible l’invisible. De fait, le réalisme ne peut qu’être subjectif et c’est sa part de subjectivité qui lui apporte sa part de réalisme, car elle se construit sur des sentiments ressentis réels. Le réalisme, s’il est personnel, devient une question de croyance ; croire à ce que l’on voit, croire à ce que l’on sent, croire à ce que l’on ressent pour croire en nos pensées.
Par conséquent, la notion de réalité dépend énormément de notre perception du monde (de notre époque, notre expérience, notre sensibilité) et c’est, justement, cette perception qui forme la matière première de notre vision de la réalité. Dans cette logique, il n’existerait donc pas de réalité universelle ; cela relèverait de l’utopie, d’un fantasme absurde. Elle ne peut être que personnelle et individuelle, même si elle est partagée par de tierces personnes, car elle se nourrit de notre chemin de pensée, elle est liée à notre réflexion façonnée par nos sens et nos connaissancesIl est donc indispensable d’intégrer la dimension émotionnelle. L’œuvre de Diane Arbus la provoque, la sollicite. Nos perceptions sont telles que notre affect les contrôle. La littérature, et plus encore la photographie, entre dans un rapport de séduction, visuelle et intellectuelle, avec le spectateur. L’image a la faculté de communiquer, par le biais de codes (couleurs, espace, temps, sujets, etc.), des messages dont l’analyse est nulle car évidente, voire inconsciente. Si, en 1962, Arbus passe du format rectangle au format carré 6 x 6 caractéristique en utilisant un Rolleiflex ; celui-ci lui offre la possibilité de mieux transmettre son idée. Plus symétrique, plus structuré, le sujet peut ainsi être central, le modèle étant l’élément fondamental de sa démarche documentaire. En 1967, le MoMA organise une exposition intitulé « New documents », une trentaine d’œuvres de l’artiste y est présente. Ces modèles sont remarqués. Diane sort de l’invisibilité.
L’image a le pouvoir de transmettre une idée en filigrane, sans approbation du receveur, elle affecte sa conscience et c’est pourquoi les photographies de l’artiste nous interpellent. Le regard du sujet photographié fixant le regard de celui qui l’observe renforce cet aspect dans une quasi-culpabilisation. Le modèle s’échappe de son invisibilité et interroge notre propre relation à l’autre, nos limites, nos codes.
Au-delà de nos différences, ne sommes-nous pas des êtres répondant à une définition plus globale, plus universelle de l’Homme ? Ne sommes-nous pas tous des sujets potentiels photographiés par l’œil de Diane Arbus ?
Au contact des autres, nous ôtons les doutes, la douleur et les aspects les plus obscurs de notre identité pour en définir une image publique acceptable, visible. Peut-on vivre dans l’invisibilité à l’heure de la surexposition ? À l’heure où les frontières entre l’image publique et privée sombrent dans un brouillard aussi opaque qu’obsessionnel ? Où les réseaux sociaux et les clichés des uns et des autres vous frappent la rétine et offrent une visibilité ; une visibilité factice ou bien réelle.
© DAVID VALENTIN
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[1] SCHOPENHAUER, Arthur. Le monde comme volonté et comme représentation. P.U.F, Coll. Quadrige, 2014.
Image à la une : Diane Arbus, Identical Twins, Roselle, New Jersey, 1967 – © Laura Loveday