L’INVISIBILISATION DE LA RÉSISTANCE ANIMALE


La ville, la polis[1] moderne, est le lieu de l’être humain occupé par l’homme. Elle étend ses tentacules aussi loin que la volonté humaine le permet. Cette représentation de notre habitat peut nous amener dans un lointain vis-à-vis de notre ancienne barbarie, de notre imagerie animale et nous faire oublier que nous fûmes un temps un simple habitant de la forêt. Penser l’homme comme l’être qui œuvre politiquement, qui use de ses pleines potentialités, qui construit son habitat sans limites, peut nous amener à l’imaginer déconnecté de la nature. L’industrialisation matérielle, culturelle et l’avènement des mégapoles nous présentent l’animal en dehors de relations réelles. La disparition progressive des représentations sauvages dans la ville corrobore un nouveau rapport à l’entité animale. Ce dernier est soit domestique, soit dans une relation imaginaire et/ou seulement visuelle. L’animal sauvage est dans le zoo ou fantasmé dans son lieu de vie naturel, la jungle ou la forêt. De même, l’animal d’élevage est situé à part de l’espace de vie commune, dans le champ ou dans les prés. Notre perception de ces sujets a été réduite à une image lointaine qui, si elle se retrouvait de nouveau factuellement dans notre quotidien, se présenterait comme une véritable invasion, un ennemi du fonctionnement quotidien. Nous pouvons prendre comme exemple la guerre des émeus au début du XXe siècle pendant laquelle les grands propriétaires terriens ont expulsé les natifs humains et animaux et se sont retrouvés dans la confrontation avec ces grandes autruches qui pillaient et se gavaient de leurs exploitations. Penser la nature comme une île pure, non souillée, loin du regard, c’est peut-être oublier son incarnation, sa présence rebutante devant le phénomène de la domination humaine. 

D’où ce questionnement, pourquoi l’animal n’est-il pas justement l’exemple le plus pur de la révolte contre l’impérialisme ? Pourquoi cette forme de révolte s’éclipse-t-elle devant d’autres, plus humaines ? Ne peut-on pas voir dans ce « non » corporel[2] à être dominé, la forme la plus désenchantée de la lutte contre les rapports de domination provoqués par l’Homme ? Cette lutte n’est-elle pas invisibilisée ?

LA SOLIDARITÉ, AU CŒUR DE LA LUTTE :

Penser que les animaux ne déchaînent pas les passions comme d’autres sujets aujourd’hui serait quelque peu problématique. À titre d’exemple, nous pouvons citer les émeutes de cochons dans les années 1820 aux États-Unis. Cette lutte porcine a joué, à un moment donné, un rôle dans la prise de conscience nécessaire à la lutte des classes sociales. À ce moment historique, des cochons se déplaçaient librement dans les rues du centre-ville new-yorkais, se livrant à tout ce qui peut être attendu de la part de ces animaux : se nourrir des restes, des ordures, déféquer sur les places publiques, etc. Ces activités dissidentes par rapport au code législatif de la ville causèrent un souci d’ordre moral et politique aux autorités. Compte tenu des nombreuses plaintes et lettres qu’ils recevaient, les journalistes[3] parlaient de « multitude porcine ». Des mouvements de chevaliers de New York, d’anciens militaires et hommes de bonne fortune, s’allièrent pour mener la vie dure à ces évadés des campagnes new-yorkaises. Il est intéressant de signaler que les réactions historiques auxquelles nous avons accès viennent exclusivement des populations au pouvoir ou de classes supérieures ayant des représentations négatives et sales[4] de ces animaux. Il n’a été signifié aucune réaction de personnes à la rue ni de classes les plus pauvres du centre de la ville, qui n’ont un accès que limité à une parole politique. Ainsi, l’animal a fait l’objet des mêmes politiques de déguerpissements que ces populations discriminées. En conséquence de ces législations visant à interdire leurs venues, des émeutes eurent lieu et des rapports de force entre les autorités et des foules d’hommes et d’animaux se constituèrent[5]. Cela ne signifie pas une égalité de fait ou de rapport mais une certaine clarté dans le sens donné à leur lutte. Autrement dit, une opposition commune face à des forces coercitives et dominatrices de leur environnement. Cette cohabitation s’est faite dans la mesure où personnes précarisées et animaux se sont retrouvés, tous deux, ostracisés à la marge du centre. Pour le philosophe Fahim Amir dans Révoltes animales, nous pouvons parler d’un « continuum des formes de résistance ». Il y a des formes de continuité entre des rapports de domination. Par exemple, la personne à la rue se retrouve irrémédiablement dans une position semblable à celle du cochon que nous citions plus tôt, elle n’a pas accès à un toit et ne peut se nourrir de la bienveillance d’autrui car rien n’est en libre accès ; une position d’ostracisation politique, l’obligeant à faire les ordures et à dormir sans protection, loin des regards pour garder sa liberté de mouvement.

L’ENSAUVAGEMENT 

L’animal et l’humain semblent pouvoir se retrouver dans des luttes similaires. Ils sont pris, l’un comme l’autre, dans des rapports de rationalisation et de contrôle qui peuvent les asservir et ce, autant pour ce qui touche à leurs subsistances qu’à leur liberté de mouvement. Un autre animal commun pour les citadins et citadines qui représente ce croisement de lutte est le pigeon. Il est sensiblement l’oiseau le mieux adapté à la vie en ville, cela étant, il fut, en France, l’horrible métaphore politique du nuisible. Dans ses recherches, le sociologue Colin Jerolmack[6] s’est penché sur les archives du New York Times de 1851 à 2006 pour essayer de saisir les traces de la diabolisation des pigeons comme espèce invasive. Les résultats mirent en lumière plusieurs formes d’opposition entre une représentation de la ville aseptisée, ordonnée avec une nature sous contrôle et la présence du volatile sale, incontrôlable et dissident. Attardons-nous sur le dernier terme de cette énumération, pourquoi cet oiseau fait-il preuve de dissidence pendant plus d’un siècle selon un média urbain ?

Pour répondre à cette question, il nous suffit d’observer son comportement. Le pigeon montre des empêchements à la domestication. Bien qu’il soit l’un des animaux les plus anciennement domestiqués, il y a plus de 5000 ans[7], ce dernier est redevenu sauvage. Il résiste et s’adapte au milieu urbain, déféquant allégrement sur les bâtiments, forniquant en plein jour sur la place publique et trouvant sa nourriture en opportuniste du système de consommation moderne. Malgré son nom d’espèce : « pigeon domestique », cette invisibilisation de son entre-deux comportemental est masquée au profit de sa potentielle contrôlabilité[8]. Cette population bâtarde, entre chien et loup, pose problème aux politiques publiques. Le pigeon est la métaphore même de cette nature insaisissable qui déborde de partout, se moquant de la militarisation des façades et de ces tentatives de domination. Pour citer de nouveau le philosophe des Révoltes animales, Fahim Amir : « Qui nourrit les pigeons, nourrit la résistance[9]. »

 

© MATHIEU BOURHIS
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[1]  La polis grecque est le lieu de l’expression politique exclusivement pour les hommes. Le parti pris de parler de polis moderne est que la situation politique n’a que peu changé. L’usage de l’homme au masculin et non pas de l’Homme avec un grand H est là pour se référer à l’expression publique de la domination d’un groupe sur tous les autres. Pour exposer cette domination dans un espace donné, nous pouvons nous référer aux chiffres, Statistiques mensuelles de la population détenue et écrouée | ministère de la Justice, qui montrent que 96,3 % de la population carcérale sont des hommes, avec un petit h. Le neutre ne peut être de mise, car il semblerait désigner une partie de la population qui a le quasi-monopole de l’expression de la domination dans l’espace public… autant que privé, en sachant que ces chiffres n’ont pas évolué d’année en année.

[2] Ce concept inventé par Fahim Amir expose le refus de l’animal de se soumettre. Un refus qui s’énonce sans langage, une simple réaction corporelle d’agressivité.

[3] Swinish Multitudes – Evergreen Review

[4] Il est intéressant de souligner que le terme de « sale » veut dire « malpropre ». Dit autrement, quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas dans la position où il devrait être, qui n’est pas propre à son rôle.

[5] Ces formes doivent être comprises dans un faisceau de dynamiques comme l’élevage personnel de cochons par les classes populaires qui se trouvèrent dépossédées de leur droit à détenir des cochons et/ou à les laisser en liberté, empêchant une cohabitation naturelle/humaine.

[6] Jerolmack, Colin. How Pigeons Became Rats: The Cultural-Spatial Logic of Problem Animals. Oxford University Press, vol. 55, n°2, 2008, p.72-94.

[7] Blechman, Andrew D. Pigeons: The Fascinating Saga of the World’s Most Revered and Reviled Bird. University of Queensland Press, St Lucia, 2007

[8] Malgré des siècles de domestication, le « pigeon domestique » continue d’être une espèce qui s’émancipe très facilement de ses chaînes génétiques par une grande adaptabilité à presque tous les types d’environnement. Elle résiste à la « domestication » et pourtant, son nom zoologique est resté « pigeon domestique ». Pourtant, ce dernier résiste, s’enfuit facilement, va se nourrir ailleurs, etc. Zoologiquement, c’est « parce qu’il était en partie domesticable » qu’on l’a considéré comme « pigeon domestique » alors qu’il reste aussi sauvage que la plupart des animaux.

[9] Amir, Fahim. Révoltes animales. Éditions divergences, Paris, 2022, p.42.

Correction : Ludivine Corbin


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