Temps de partition et temps du départ. L’un et l’autre se mêlant, voyager dans un temps pas tout à fait physique, dans le temps hors du temps de la musique, apparaissait possible. Et faute de disposer d’une mule, comme Spumarola, le violon si léger grossissait, grossissait, au point de devenir le véhicule lui permettant d’abandonner sa terre à la recherche des fleuves de Paganini, qui sûrement traversaient maintes fois, comme la Tamise, comme la Seine, les étendues insoupçonnées de l’exil.
Entendez-vous ce son lointain, sautillant, entraînant, vivifiant ? C’est le violon de Triclinio, ce jeune prodige argentin. Il nous conte une histoire faite de notes, de musique et de mélodies entêtantes et entêtées. Une musique qui charme et envoûte, une musique qui s’oppose et se rebelle.
Mais il est bien trop tôt pour le mot final, l’ultime note, la dernière goutte !
Revenons au début de cette histoire.
Tout commence avec un prêtre missionnaire dont le son du violon charme les autochtones et les pousse à la conversion.
L’histoire se poursuit, quelques siècles plus tard, avec le fils d’un paysan pauvre dont le quotidien n’est que sons et notes, bien qu’il n’ait pas encore été exposé à la musique. Entendez par là qu’il ne perçoit le monde qui l’entoure qu’en sons, en harmonies que lui seul peut entendre et interpréter. Son père l’imagine déjà digne successeur de l’illustre Paganini ! Vous l’aurez compris, il s’agit de notre prodige du violon : Triclinio.
Par le plus grand des hasards ou par une chance incroyable, il se retrouve élève d’un violoniste de talent, Spumarola, arrivé dans son modeste village pour réorganiser un parti politique.
Et c’est là que la politique entre en jeu dans le récit.
Jusqu’au jour où le dernier gouverneur en date décida que les sérénades étaient pornographiques et les floralies aussi. Une Commission d’enquête révéla que Spumarola et ses jeunes violonistes représentaient une menace pour un avenir aussi espéré qu’attendu. En s’appuyant sur l’article de Schönpferd, on décréta qu’il s’agissait d’éléments subversifs ; Spumarola fut déclaré intellectuel, conspirateur et idiot, avant d’être banni de la province.
Ce texte fait écho à l’histoire personnelle de l’auteur.
Né en 1930 à Buenos Aires, en Argentine, Daniel Moyano était musicien et journaliste. Écrivain engagé, il vécut le coup d’État de mars 1976 qui instaura une dictature sanglante et répressive. Il fut arrêté au lendemain de ce renversement politique et fut ensuite contraint à l’exil, en Espagne.
Il y poursuivit son action littéraire engagée dont le présent roman est une des productions.
De fait, à travers ce récit picaresque – texte dans lequel le héros vit des aventures qui lui permettent de contester l’ordre social établi –, l’auteur dénonce le coup d’État militaire, sa violence et ses exactions. Il est important de rappeler qu’en sept ans, des milliers de personnes disparurent, sans laisser de traces, comme si elles n’avaient jamais existé.
– Je vois. Maintenant dis-moi ce qui se passe.
– Ce qu’on entendait, c’était le bruit des tortures au sous-sol.
– Depuis que je suis né, pour moi tout est allé de travers, dit Triclinio en essayant de dissimuler les battements furieux de son cœur épouvanté. Mais jamais je n’aurais pensé qu’on torturait des gens, je ne savais pas que ça existait. Alors ça veut dire que la musique n’existe pas.
– Au contraire, il faut qu’elle existe, plus que jamais, mon chéri.
Cette sombre page de l’Histoire de l’Argentine est contée avec brio par l’auteur, par le biais de ses deux talents : l’archet et la plume.
La musique au service des mots, pour apaiser les maux.
La littérature pour délivrer un message, mais non pas la mémoire, car jamais il ne faut oublier !
Cependant, au-delà d’un texte engagé, ce récit est aussi un hommage vibrant à la musique et à son pouvoir.
Il est émaillé de belles références, à commencer par le titre qui se rapporte à la sonate Le trille du diable, célèbre morceau composé par Giuseppe Tartini, réputé difficile techniquement. Il y a également les nombreuses mentions de Paganini, mais aussi la référence au joueur de flûte de Hamelin.
À travers ces évocations multiples, il est évident que la musique est essentielle pour l’auteur, tant pour son pouvoir cathartique que subversif.
La musique comme arme contre la barbarie et la cruauté, la plume pour dénoncer ces dernières.
Même en exil, l’auteur n’a de cesse d’élever la voix, de lever ses mots, contre les actes perpétrés par la dictature au pouvoir en Argentine.
Son personnage naïf et pourtant engagé, son alter ego, nous offre un récit à l’étoffe d’un conte politique où la musique trace un chemin vers la liberté ; elle affranchit de la violence, efface les ténèbres, transcende le sadisme et la sauvagerie.
Certes, l’auteur n’est pas mort en victime de cette dictature, comme certains de ses contemporains et amis, mais une part de son âme s’est probablement éteinte en exil, sous le coup de la souffrance, de l’absence et de la distance.
– Seulement, il y a autre chose, c’est très dur mais je dois te le dire. Ce sont tes amis qu’on torture […].
– Que vas-tu faire maintenant ? demande Ufa, effrayée.
– Je ne sais pas encore. Quelque chose pour en finir avec les tortionnaires.
Seules l’écriture et la musique pouvaient le sauver, pouvaient dénoncer, pouvaient les préserver de l’oubli, ceux qui s’étaient levés, opposés et avaient payé de leur vie cet acte de courage et de bravoure.
Afin que cessent les dictatures et la barbarie.
Afin que renaisse le pays sous un jour nouveau.
Afin que demain soit un chant d’espoir, une ode à la vie et à la liberté d’expression.
Afin que jamais plus l’art ne soit muselé au service de la terreur !
La musique et la littérature pour sauver l’humanité.
Daniel Moyano en 1979, photo mise à disposition gracieusement par la famille
Daniel Moyano, Le Trille du diable, Éditions La dernière goutte, 15 février 2024, 128 pages, 15 €.
© CHARLOTTE LEBECQ (@read_to_be_wild)
______________________________________________________________________
Correction : Julie Poirier @correctrice_point_final