Et puis, la relation épistolaire – comment peut-on décemment appeler cela des lettres ? – avait ceci de merveilleux qu’elle rendait toute spontanéité impossible.[1]
[…] Avec elle, lorsqu’il s’agissait de lui écrire, je devenais celui que je prétendais être. Sans transition, je me glissais dans ce costume, à peine trop grand pour moi.[2]
[…] M’y rendre me semblait évident, même si la distance n’allait plus pouvoir me sauver du ridicule de mes bourdes ou de ma franche bêtise. J’allais devoir me montrer tel que j’étais – lent à comprendre, incapable de répondre, bégayant, ânonnant, m’embrouillant dans mes phrases – idiot, misérable et raté.[3]
Comment d’une relation épistolaire improvisée entre deux adolescents peut naître une relation d’amour qui va profondément bouleverser leurs quotidiens ordinaires ? C’est notamment la réponse à cette question que nous invite à découvrir ce premier roman de Quentin Biasiolo. Après l’éclosion de l’idylle au travers des lettres s’ensuit son développement – via la correspondance cette fois ponctuée de brèves rencontres clandestines –, l’atteinte de son paroxysme, grâce aux rendez-vous – clandestins toujours – nocturnes, juste avant que la relation soit découverte, enfin le déclin de la passion que l’on refuse de voir, la pensée de la fin de l’amour que l’on redoute, mais qui peut-être ne viendra pas. Et au milieu les obstacles – notamment ceux constitués par la religion de la jeune fille – que les deux adolescents amoureux tentent d’éviter ou de contourner.
Avec son roman, Quentin Biasiolo nous offre le récit d’une passion ardente, de la dévotion à l’autre qui seul importe parmi tous les êtres vivants, d’un amour que rien ne semble pouvoir arrêter, jusqu’à l’incident, qui sonne le début de l’étiolement de la relation, de la lassitude, de l’installation des amoureux dans une routine de plus en plus pesante. Sont présents depuis le début les interdits liés à la religion, dont les deux adolescents s’accommodent – rient même – un temps. Puis ce qui les faisait sourire, et ajoutait une sensation de liberté et de puissance lorsqu’ils le contournaient, prend soudain un aspect dramatique. Cette religion, dont ils ne parlaient pas du tout, ou très peu, au commencent de leur relation, s’interpose soudainement entre eux, et vient marquer une rupture dans le récit. Cet élément avec lequel il faut composer, discret en surface mais en réalité omniprésent en profondeur, altère lentement leurs rapports et détériore progressivement leurs sentiments et leurs échanges, pourtant si fluides et naturels au départ, comme un troisième personnage qui les accompagnerait et parfois se glisserait au milieu d’eux. La religion révèle peu à peu les différences qui les séparent, laissant planer l’idée qu’elle pourrait définitivement sonner le glas de leur couple, alors même que tous deux persistent à s’aimer. Deviennent alors de plus en plus présents, entre ces deux êtres qui échangeaient tant, les non-dits.
C’était fatigant. Et de moins en moins excitant. La fièvre d’être obligé de se cacher et de se sentir seul contre le reste du monde s’était essoufflée et l’exaltation laissa peu à peu place, au cours de ces trois ans, à une forme amère de rancœur, en tout cas de mon côté. Lassé de ces contraintes et de cet attachement auquel je voyais peu d’issue, je me sentais le cœur empli de cendre.
Quant à ce qu’elle ressentait au fond d’elle, je ne le savais jamais et ne l’ai jamais su. […] Pour l’essentiel, elle semblait toujours aller bien, toujours être la même qu’auparavant, et pourtant je savais que plus rien n’était pareil et que tout avait changé. […]
Et, en dépit de tout cela, nous continuions à faire bonne figure, à rester l’un avec l’autre, et même à nous aimer.[4]
L’auteur dépeint également remarquablement le pouvoir de la nuit, par l’intermédiaire de laquelle l’amour entre les deux adolescents brille de tout son éclat. Une de leur rencontre est non sans rappeler ces vers de Rimbaud, poète d’ailleurs évoqué par les amoureux dans leurs lettres :
« Par la lune d’été vaguement éclairée,
Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
[…]
Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.
– Une brise d’amour dans la nuit a passé[5] ».
Jusqu’au bout du récit, c’est au cours de la nuit, la vraie ou celle qu’ils recréent en journée, que les deux jeunes gens exprimeront le mieux et le plus sincèrement leur flamme. En effet, après la félicité des premières nuits, leur amour n’aura plus la même saveur en plein jour.
Ici, refermant ces mêmes volets que quelques mois plus tôt je laissais entrouverts pour aller la rejoindre, je créais une nuit au milieu de la journée pour reprendre les choses demeurées en suspens.[6]
L’écriture de Quentin Biasiolo est à la fois simple et recherchée, empreinte d’une douceur qui donne à ce récit une fluidité désarmante. La bienveillance de l’écrivain envers ses personnages nous invite naturellement à les aimer. Nous avons en effet tout de suite envie de nous attacher à cette fille, Salema, et à ce garçon dont nous ne connaissons pas le prénom, le narrateur – peut-être, mais nous ne pouvons que le supposer, un alter ego de l’auteur ? –, tous deux jeunes adolescents au début du récit. Si bien que tantôt nous les approuvons, tantôt nous les réprouvons, mais toujours nous les aimons. Nous avançons à leurs côtés, au gré de leurs joies et de leurs peines, tantôt souriants, tantôt larmoyants, certaines fois en riant avec eux, d’autres fois en nous inquiétant pour eux.
Il y a dans ce texte un juste et savant mélange de notes de poésie et de littérature, de touches de peinture, de soupçons de mythologie et de zestes de philosophie. Les références artistiques et à la nature se côtoient lorsque l’auteur convoque, tour à tour, Rimbaud, Baudelaire, Renoir, Cézanne, Modigliani, Picasso, Van Gogh, Klimt, Stendhal, ou encore des divinités grecques. Quentin Biasiolo nous invite ainsi à penser l’amour, aussi bien en tant que non-initiés, qui trouveront dans son roman matière à réfléchir, qu’en tant qu’initiés, qui aimeraient redevenir un temps des novices pour, à leur tour, expérimenter ce premier amour et connaître cette découverte de la passion qui l’accompagne.
Les jeunes amoureux ne sont pas sans nous remémorer Roméo et Juliette (comme eux ils vivent un amour interdit par leurs familles, des rencontres sous la fenêtre de la jeune femme – voire plus loin – la nuit), ou Tristan et Iseut (comme eux, ils sont contraints à des rencontres fugitives nocturnes, car leur relation est interdite et ne peut être vécue au grand jour). Comme ces amoureux malheureux de la littérature, ils nous rappellent que si l’amour, souvent porteur de joies, vaut grandement la peine d’être vécu, celui-ci n’est pas pour autant dénué de difficultés, d’embûches, de peines et de réflexions multiples à ne plus savoir que penser. Et c’est d’ailleurs cette impression que nous laisse le roman, en nous offrant l’opportunité de réfléchir à ce qui viendra après et de méditer sur ce qui aurait pu advenir si certains événements s’étaient déroulés autrement.
Un récit invitant alternativement à la légèreté et à la complexité, sans autre prétention que celle d’offrir au lecteur la liberté de penser, ou bien de se laisser simplement porter, qui se lit délicieusement.
Quentin Biasiolo, « L’amour s’accorde avec la nuit », L’Harmattan, février 2024, 186 pages, 18 €.
© JULIE POIRIER
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[1] « L’amour s’accorde avec la nuit », p. 45.
[2] « L’amour s’accorde avec la nuit », p. 46.
[3] « L’amour s’accorde avec la nuit », p. 51-52.
[4] « L’amour s’accorde avec la nuit », p. 131.
[5] « Soleil et Chair », dans RIMBAUD, Arthur. Cahier de Douai. 1870.
[6] « L’amour s’accorde avec la nuit », p. 109.