Les analogies avec le passé, les comparaisons et le débat entre mémoire et Histoire ne paraissent jamais se tarir. 1938, les munichois, les antimunichois et leur cortège de trahisons surgissent dans les débats guerriers de notre contemporanéité. Sauver la paix, à tout prix, ce serait donc l’image laissée a posteriori par la conférence de Munich. Les analogies historiques, faciles, et limitées, n’ont que peu d’intérêt si ce n’est, comme le rappelait Marc Bloch[1], par leurs différences entre elles. Le traumatisme de Munich nourrit un mythe de la guerre juste. Il fallait sauver les Sudètes, comme Dantzig. La France devait honorer son alliance avec la Tchécoslovaquie, comme la Grande-Bretagne et la France celle avec la Pologne. La paix au-dessus de tout, quitte à faire la guerre.
LA TCHÉCOSLOVAQUIE, AXE DE RÉSISTANCE FRANÇAISE
La politique d’appeasement[2] prônée par la Grande-Bretagne et M. Chamberlain durant les années trente ne doit pas être déformée, au regard de la suite des événements.
En 1925, c’est la France qui passe un accord avec la toute jeune Tchécoslovaquie. C’est la France qui se trouve au milieu d’une responsabilité diplomatique.
La quête territoriale d’Hitler bute donc contre une « défense » de traité.
Georges Bonnet, ministre français des Affaires étrangères, estime que la France, non plus que la Grande-Bretagne, n’ont les moyens militaires d’arrêter Hitler. Ainsi, l’Allemagne, en cette année 1938, après l’Anschluss et l’annexion des Sudètes, s’est renforcée de 10 millions d’habitants ; a accru son potentiel industriel grâce aux mines d’Autriche et du nord de Bohème, et réduit la Tchécoslovaquie, point d’appui au système d’alliance français, à l’impuissance. L’URSS, de son côté, peut se demander ce que vaut son pacte avec la France. Le bilan de Munich est catastrophique.[3]
Comme le résume Michel Winock, c’est l’échec d’une certaine politique d’alliances qu’entérine la crise de Munich. La crédibilité des alliances s’effondre à ce moment-là. Hitler utilise la minorité germanique menée par un chef pro-nazi, Konrad Henlein, pour appuyer sa conquête. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes légitimerait le rattachement des Sudètes au IIIe Reich.
Mussolini propose une réunion à Munich. Daladier et Chamberlain cèdent et signent les accords de Munich.
LES CRIS DU PACIFISME
Durant les années vingt, le pacifisme réunit un grand concert de voix. L’engagement vers la paix toucha de nombreux penseurs, écrivains et hommes politiques dont Aristide Briand. De cette idéologie découla le désir d’une Europe unie. L’européisme d’alors projetait plusieurs scénarios d’union ou de coopération économique.
La mort d’Aristide Briand, la crise économique de vingt-neuf induisant un repli nationaliste, ou encore l’échec plus tardif du Front populaire, entérinent la fin du pacifisme et la traduction concrète du « Plus jamais ça » issu de la Grande Guerre.
Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, CVIA, fondé après le 6 février 1934, prémices intellectuelles au Front populaire, a déjà connu de nombreux sursauts quand Munich intervient.
Les nouvelles tensions de l’intelligentsia française se cristallisèrent ainsi, au cours de l’année 1938, entre ceux qui faisaient passer leurs convictions pacifistes, anticommunistes ou anti-Front populaire avant tout rejet du fascisme et des expansionnismes allemand ou italien, et ceux qui acceptaient désormais le risque d’une guerre pour contenir l’un ou l’autre.[4]
Plus que la guerre déclarée, c’est la paix invisible et les derniers soubresauts d’un pacifisme total que montre Munich. Jean Giono s’illustrera jusqu’à la guerre pour défendre ce courant : « Je n’ai honte d’aucune paix »[5]. Léon Blum restera pour ce mot célèbre, « lâche soulagement »[6], formulation qui peut résumer assez bien la position des intellectuels français d’alors.
L’opinion publique accueille favorablement les accords. Du moins, certaines actions pacifistes montrent l’engagement jusqu’au-boutiste de certains : « À la veille des accords de Munich, un texte suscité par les syndicats des instituteurs et des agents des PTT, destiné à l’affichage et qui fut aussi largement diffusé dans la presse, proclamait : Nous ne voulons pas la guerre. En l’espace de quelques jours, il aurait recueilli cent cinquante mille signatures. »[7]
Il faut à cela modérer l’image d’Épinal d’un Chamberlain glorieux et d’un Daladier cassandre. La position du Français est claire, dès le jour des accords : gagner du temps[8]. L’armée n’était pas prête. C’est une antienne présente dans les arguments des munichois[9]. Si les Français, les Anglais, même les Allemands[10] ne voulaient pas de prime abord la guerre, alors il est assez logique que la position de Daladier ait suivi son opinion publique.
Celle-ci, pourtant fractionnée, poussée par le pacifisme de gauche et l’antibolchevisme bourgeois, consacré par la formule « plutôt Hitler que Blum »[11], réunit des courants opposés dans cette union munichoise. Même l’Action française joue cette partition alors que la germanophobie de Maurras aurait pu créer une dissonance d’ensemble.
TRAHISON ET HÉROS D’AVANT-GUERRE
Si l’on essaie un léger travail historiographique, il est à noter que 1938 fait déjà partie d’une sorte d’avant-guerre, pour les historiens. Ainsi en est-il dans l’ouvrage de Ory et Sirinelli[12] qui propose une périodisation limpide : « Chapitre vi. Les intellectuels français face à la guerre (1938-1944) ».
Cette avant-guerre reflète bien le sentiment partagé par les quelques antimunichois. La guerre était, pour eux, aux portes de la France. Cet engagement est iconique chez Emmanuel Mounier, dans la revue Esprit. Son pamphlet grandiloquent montre une émotion personnelle plus que collective. Loin d’être prophétique, c’est une façon de rappeler que la conscience des événements à venir est très claire aux yeux contemporains :
Grossis de toute leur force nouvelle, les fascismes pèseront demain d’un poids accru sur la résistance espagnole (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes). À brève échéance nous verrons un gouvernement nazi à Budapest. La domination économique, politique, et stratégique de l’Allemagne hitlérienne, de la Baltique à la mer Noire, est un fait désormais acquis. L’intimidation et le respect du succès maintiendront les nations limitrophes sous la tutelle de ce bloc. Il n’est pas impossible que l’U.R.S.S. elle-même se découvre certaines parentés de manière avec le vainqueur, en tout cas un intérêt à cesser toute rivalité. La possibilité d’une France et d’une Angleterre isolées, vieillissantes, sous l’œil d’une Amérique indifférente, jusqu’à ce qu’elles reçoivent le coup final de la nouvelle poussée de l’Est, est désormais une des lignes de prévision de l’histoire.[13]
Au parlement, à droite, Kerillis est le seul député à ne pas voter la ratification des accords. La suite est implacable pour les munichois du droit international, la Tchécoslovaquie est démembrée. L’Allemagne nazie donne le tempo à la diplomatie européenne.
L’aveuglement de Munich paraît être moins une invisibilité de la guerre que son omniprésence dans les discours. Mauvais coup politique, certainement, à replacer dans le temps long des années trente.
La comparaison avec notre époque reste fallacieuse et trop réductrice.[14]
Peut-être pouvons-nous abonder dans le sens de Marc Bloch quant au choix d’une dissemblance. Notre temps pacifiste a vu la guerre l’envahir. Les années trente étaient, en fait, une époque de guerres qu’avait tenté de percer la paix.
© PHILIPPE GARDES (@fildelhistoire)
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[1] « la perception des différences est peut-être l’objet le plus important – encore que trop souvent le moins recherché – de la méthode comparative. Car, par elle, nous mesurons l’originalité des systèmes sociaux, nous pouvons espérer un jour, les classer, et pénétrer jusqu’au tréfonds de leur nature ». Extrait de l’article « Comparaison », dans BLOCH, M. Histoire et historiens. Armand Colin, Paris, 1995, cité par Benoît Bréville dans « L’histoire comme arme de guerre » Le Monde diplomatique, n°841,avril 2024
[2] Voir l’article : Davis, Richard. « Le débat sur l’« appeasement » britannique et français dans les années 1930. Les crises d’Ethiopie et de Rhénanie », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 45 no 4, octobre-décembre 1998, p. 822-836.
[3] Winock, Michel. « Préface », dans La trahison de Munich. Emmanuel Mounier et la grande débâcle des intellectuels. CNRS Éditions, Paris, 2008.
[4] Ory, P. et Sirinelli, J.-F. Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours. Armand Colin, 2002.
[5] Ibid.
[6] « Mais dans des conditions telles que moi, qui n’ai cessé de lutter pour la paix, qui, depuis bien des années, lui avais fait d’avance le sacrifice de ma vie, je n’en puis éprouver de joie et que je me sens partagé entre un lâche soulagement et la honte. », op. cit.
[7] Op. cit.
[8] Op. cit.
[9] « Il serait trop long d’énumérer les raisons pour lesquelles avec d’autres défaitistes plus compétents que moi, je ne pense pas que, militairement, nous eussions eu l’avantage dans ce conflit », Alice Péchinat-Nègre [lettre en réponse à la tribune d’Emmanuel Mounier : « Lendemains d’une trahison »].
[10] Voir l’introduction d’Olivier Wieviorka dans son ouvrage : Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale. Perrin, 2023.
[11] Mounier, Emmanuel. « Lendemains d’une trahison », dans La trahison de Munich, op. cit.
[12] Op. cit.
[13] Op. cit.
[14] Voir l’article du Monde diplomatique sur les ressemblances historiques avec la guerre en Ukraine, op. cit.
Correction : Julie Poirier (@correctrice_point_final)