LES MINUSCULES


Pourquoi avoir choisi d’écrire sur cette thématique ? 

Cela fait de longues années que je suis fasciné par Giacomo Casanova et ses mémoires, l’Histoire de ma vie. D’ailleurs, mon tout premier roman, Le Monde est beau, on peut y voyager, était déjà consacré à Casanova, mais c’est une autre histoire… Comme je suis professeur de littérature française, le siècle de Casanova est une époque à laquelle j’ai souvent l’occasion de revenir dans mes cours et mes articles universitaires. Toutefois, ce livre est né du besoin de faire quelque chose de nouveau et différent avec les connaissances dont je dispose sur la période des Lumières : non pas une autre étude critique qui s’adresserait aux seuls spécialistes mais un roman destiné à tout le monde. Dans le premier chapitre des Minuscules, Casanova reçoit la visite de créatures de trente centimètres de haut qu’il a décrites dans L’Icosaméron, un roman publié à Prague en 1787. Ce surgissement du merveilleux dans le texte marque une rupture avec le référent historique et vient ouvrir un espace de liberté où se déploie le récit, un espace ludique où tout devient possible.

Pouvons-nous qualifier le monde des Minuscules de monde utopique ?

C’est une question complexe. Le roman lui-même n’est pas une œuvre utopique, dans la mesure où il n’est pas consacré à la création d’un monde parfait qui aurait pour but d’inspirer un désir de réformes politiques et sociales aux lecteurs. La question de l’impossibilité à reproduire dans le monde humain les leçons tirées de l’observation des Palimpsestes – le monde inventé par les Minuscules – est d’ailleurs évoquée directement dans le récit. Toutefois, vous avez raison de noter la présence du modèle utopique dans Les Minuscules. Il est directement question de Thomas More, par exemple, et les clins d’œil ne manquent pas au genre qu’il a créé en 1516 : le lecteur reconnaîtra des allusions à La Cité du Soleil de Campanella, à Aline et Valcour de Sade ou bien à L’Icosaméron de Casanova. Ce que j’ai voulu écrire, c’est un récit qui traverse la tradition de la littérature utopique, en évitant la lourdeur textuelle et idéologique inhérente à celle-ci. L’Icosaméron – le roman dont sortent, littéralement, les Minuscules de mon roman – est un ouvrage plutôt indigeste, qui décrit au fil de nombreux volumes une société idéale que le héros découvre de l’intérieur. L’utopie a toujours tendance à donner en exemple un homme nouveau, qu’il s’agisse de le faire advenir ou de s’inspirer d’un modèle mythique. Comme les expérimentations politiques du vingtième siècle l’ont bien montré – c’est notamment un thème du magistral W, ou le souvenir d’enfance de Perec – un projet totalitaire se cache ordinairement derrière les entreprises utopiques. Ce qui m’intéressait, en revanche, c’était l’écriture d’un récit enlevé – enlevé comme peuvent l’être la littérature et la musique du dix-huitième siècle, comme un texte de Vivant Denon ou un opéra de Mozart – qui s’emparerait de thèmes associés à la littérature utopique tout en évitant le dogmatisme inhérent à cette dernière.

Au-delà des références philosophiques des Lumières (Voltaire, Rousseau, Diderot, etc.), quelles ont été vos influences pour ce roman  ?

Une première influence déterminante a été l’extraordinaire roman de Colson Whitehead, The Undergroud Railroad. Pour moi, il s’agit de l’un des plus grands livres de notre époque. Dans ce roman, Whitehead littéralise la métaphore de la « voie ferrée souterraine », employée dans l’Histoire américaine afin de désigner les réseaux clandestins qui permettaient la fuite des esclaves depuis le sud des États-Unis. Whitehead imagine l’existence d’une véritable voie ferrée sous la surface de la terre qui permet à son héroïne d’échapper au chasseur d’esclaves qui la poursuit. Même si j’admire ce roman, j’ai trouvé la description du monde souterrain chez Whitehead plutôt succincte et cela m’a donné envie d’imaginer à mon tour un monde construit sous la terre – un thème, du reste, qui a fasciné de nombreux auteurs au fil des siècles, pensez par exemple à Jules Verne. Toutefois, l’œuvre qui a exercé la plus grande influence sur Les Minuscules est incontestablement celle d’Haruki Murakami. Parmi les contemporains, Murakami est sans doute mon auteur préféré et j’ai passé des mois entiers à lire ses romans, depuis 1Q84 jusqu’à Kafka sur le rivage, en passant par les Chroniques de l’oiseau à ressort et L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. Dans 1Q84, Murakami met en scène un peuple de « petites personnes » qui joue un rôle décisif dans le récit et cet exemple m’a inspiré le désir de rédiger un roman qui situerait dans un cadre narratif réaliste un élément de merveilleux assumé. C’est à travers Murakami que j’ai découvert et appris à aimer le réalisme magique et je n’aurais pas écrit Les Minuscules sans ses romans.

Tout au long du roman, je me suis demandé sous quel prisme le lecteur doit prendre les Minuscules ? S’agit-il d’êtres dont l’histoire nous précède, comme vous le faites remarquer à travers la forme de leurs croyances, comme le sentiment d’appartenance à des existences antérieures (P.82), ou s’agit-il au contraire d’êtres du futur, dont le progrès technique et moral constitue un idéal à atteindre pour le genre humain ? (Cf. le passage de la Giacomobile ?) 

En fait, c’est un peu les deux. Avec Les Minuscules, j’ai voulu imaginer l’existence d’un univers parallèle au nôtre, un monde avec son propre déroulement historique, en partie déterminé par des valeurs très différentes de celles qui régissent notre monde à nous. D’un certain point de vue, les Minuscules sont très en avance sur nous car ils ont su développer les sciences d’une manière beaucoup plus efficace, sans les interruptions incessamment provoquées par les guerres, les épisodes de destruction et de fanatisme qui ont ponctué l’histoire de l’humanité. Dans un passage du roman, Casanova découvre une sorte de musée souterrain où sont recueillies des œuvres que ses semblables croient perdues depuis des siècles : La Comédie d’Aristote – vous reconnaîtrez un clin d’œil au Nom de la Rose d’Umberto Eco – y côtoie des tableaux du Caravage ou bien les travaux de la mathématicienne Hypatie. Mais d’un autre point de vue, les Minuscules ont effectivement des croyances qui sont vieilles de plusieurs siècles, en particulier une croyance en la transmigration des âmes dont l’influence se fait sentir à travers l’intégralité de leur organisation sociale.

Il y a un thème qui revient souvent concernant le personnage de Casanova, c’est celui de la moquerie. La caractéristique du bal pour désigner la société (P.47) est-elle une critique des normes et des mentalités figées qui d’une certaine façon moque les artistes ?

Il y a en effet une tradition de moquerie dirigée contre Casanova, une tradition illustrée notamment par Federico Fellini mais aussi par des contemporains, comme le prince de Ligne. Dans le cas de Ligne, cette moquerie est inséparable d’une jalousie d’auteur, d’une forme de ressentiment face à un homme qui a su vivre une existence excessivement riche tout en bâtissant une œuvre littéraire qui est « la véritable encyclopédie du dix-huitième siècle », comme Blaise Cendrars a pu la qualifier. J’ai essayé de montrer cet inconfort existentiel d’un personnage qui vient du peuple et qui a tout fait pour s’en distinguer, un personnage qui aspire à être reconnu comme un égal par les aristocrates alors que ces deniers le renvoient à ses origines pour se venger de son écrasante supériorité. C’est cette solitude extrême du personnage qui me touche, une solitude du reste accrue à la fin de sa vie par son isolement en Bohème. Devenu bibliothécaire du comte de Waldstein à Duchcov, une petite ville au nord de Prague, Casanova est exilé pour la seconde fois de Venise, où il ne retournera jamais, mais également isolé dans sa langue puisque son entourage est incapable de converser avec lui. Dans mon roman, il rencontre une jeune femme à laquelle il apprend la langue française et qui devient sa maîtresse et la narratrice des Minuscules. C’est un peu le mythe de Pygmalion qui se répète : Casanova se crée une interlocutrice pour se trouver un peu moins seul.

Le langage est également une des thématiques du livre (P.58), notamment cette « danse », ou le passage de l’« ellipse » des Minuscules, pourquoi avez-vous voulu insister sur ce langage du corps au-delà de celui des mots, de la raison ?

Les Minuscules parlent en effet un langage des signes qui tient de la danse. Lorsqu’il ressort des Palimpsestes, Casanova est contraint de trouver des termes nouveaux afin de traduire les réalités inédites qu’il a observées chez les Minuscules, des réalités qu’ils désignent pour leur part avec des gestes. Cela place Casanova dans une situation d’intermédiaire entre le monde des hommes et les Palimpsestes : il lui faut créer un langage pour dire ce qu’il a vu et qui n’a pas d’exemple à la surface de la terre. Afin de qualifier les inventions des Minuscules – les voies de communication entre leurs villes ou bien les conduits qui les ramènent à la surface – Casanova utilise un vocabulaire emprunté à celui de la littérature. Il est question d’ellipses, de métaphores, de paradoxes, d’hyperboles car, en profondeur, le roman est aussi une réflexion sur la manière de construire un récit, sur le langage comme matériau avec lequel on construit le monde. Toutefois, il y a aussi une dimension ludique et non-systématique dans l’emploi de ce vocabulaire comme, du reste, dans le description du monde des Minuscules.

Au fond, toute la problématique de Giacomo n’est-t-elle pas la découverte de soi qui passe par l’aventure ?

Je ne sais pas si Giacomo essaye de se découvrir lui-même. C’est une conception plutôt moderne qu’un homme du dix-huitième siècle n’aurait pas nécessairement employée afin de penser sa propre vie. Elle présuppose un questionnement, une énigme du moi, alors que Casanova – surtout à l’âge qu’il a atteint au moment où débute le récit – sait parfaitement qui il est. En revanche, l’aventure est bien une dimension essentielle du roman : Casanova veut vivre une dernière aventure, un dernier amour, prendre une nouvelle fois des risques. Il y a cette anecdote qui me touche beaucoup au sujet de l’agonie de Diderot qui, le jour de sa mort, demande encore à goûter un abricot, à goûter une dernière fois l’un des plaisirs que le monde réserve. C’est quelque chose de similaire que j’ai voulu dépeindre chez Casanova : cette volonté de continuer à vivre aussi intensément que possible, jusqu’à la fin. Cendrars écrivait à son sujet : « Casanova a toujours couru sa chance et continue ». Dans Les Minuscules, c’est précisément ce qu’il fait : il continue à courir sa chance, une dernière fois.

 

Benjamin Hoffmann, Les Minuscules, Édition Gallimard, 286 pages, 21 euros, paru le 11/04/24.

 

© BASTIEN FAUVEL


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