« PERDRE SON TEMPS », CELA A-T-IL VRAIMENT UN SENS ?


« C’est perdre son argent que de perdre son temps », déclarait le poète Arthur Rimbaud dans une lettre rédigée, le 5 novembre 1887[1]. En effet, le temps peut être considéré comme une denrée précieuse que  nous devons consommer avec attention. Ce serait même la denrée ultime car elle englobe l’existence humaine dans son ensemble. L’existence se définit alors par un rapport au temps. C’est l’intuition que nous avons du temps qui définit notre rapport à l’existence, selon le stade dans lequel l’individu se situe. Ainsi, le temps nous est compté.  Mais qu’advient-il lorsque l’on ne parvient pas à faire usage de son temps. Perdre son temps , cela a-t-il vraiment un sens ? 

Sénèque incitait dans la Lettre à Lucilius et De la brièveté de la vie[2], à utiliser sagement chaque instant de la vie, et surtout de ne gaspiller le temps qui nous ait donné. Le temps ne serait pas à perdre, mais à investir, de telle sorte que chaque instant soit rendu utile. Pour Sénèque, la plupart des gens passent la plus grande partie de leur vie à perdre leur vie, car ils ignorent l’importance d’investir l’instant. Dans sa Lettre à Lucilius[3], il nous invite fortement à la gestion de notre temps : il décrit ainsi la gestion du temps comme étant « notre seul bien ». Il enjoint alors à Lucilius de « reprendre possession de soi-même ». Il écrivit alors : « la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait ». La négligence est une des sources principales pour laquelle nous sommes enclins à perdre notre temps.

Mais, reprendre possession de son temps, cela a-t-il vraiment un sens ? Si on peut reprendre possession de quelque chose, cela signifie qu’il nous aurait appartenu. Or, le temps s’écoulant, ne serait peut-être pas notre possession et en tant qu’être-pour-la-mort, c’est-à-dire, en tant qu’individus qui n’auraient pas d’autre destin que la mort, qui représente la fin certaine vers laquelle nous nous dirigeons à chaque instant, pouvons-nous vraiment le posséder ou subissons-nous le temps ?

Le philosophie Sören Kierkegaard relève trois attitudes que nous pouvons adopter face au temps qui définit lui-même notre existence. Le temps de l’être-pour-la-mort, lui est fatalement limité. Face à un tel décompte, une des possibilités est d’adopter la position de l’ « hédonisme superficiel »[4]. Cette attitude consiste à profiter de plaisirs vains et superficiels, nous apportant de la satisfaction et du réconfort, tant qu’il est encore temps. Kierkegaard écrivait : « Buvons et mangeons tant qu’il en est encore temps »[5]. Mais, profiter simplement de satisfactions éphémères, n’est-ce pas une posture qui repose plus sur une forme de résignation que sur un bon usage du temps qu’il nous reste ? En effet, si l’homme est condamné à perdre son temps, y’aurait-il des meilleures façons que d’autres de le perdre ?

En effet, si le temps nous définit, il nous submerge. En tant qu’humain, nous sommes impuissants face à son impact. Une des postures que l’on peut adopter est alors justement l’acceptation de cette impuissance. Cela revient à accepter la fatalité de la mort et aussi le fait que nous évoluons dans un monde qui n’a aucun sens, vu que tout mène vers cette fin fatale. Kierkegaard écrivait pour décrire cette attitude que : « Rien n’a de sens puisque nous allons mourir »[6]. Aucun usage que nous pouvons faire de notre temps, ne nous permettrait d’y échapper. Une telle posture reviendrait que tout emploi du temps se vaut qu’il n’y a pas de sens défini. Néanmoins, adopter une telle attitude peut conduire au relativisme moral, ainsi qu’au cynisme, abolissant alors toute différence entre le bien et le mal.

Une autre attitude serait alors possible : la limitation du temps qui nous est donné, ne serait pas ce qui abolirait tout sens, mais justement cette limite viendrait conférait une valeur infinie à chaque instant. Ainsi, Kierkegaard écrivait : « Puisque le temps est limité, chaque instant est d’une valeur infinie. ». Il y aurait ainsi une manière de perdre son temps qui consisterait à mépriser l’instant et sa valeur. C’est par la connaissance de la finitude que nous libérons de l’indifférence face au temps, ainsi que de l’emprise que le temps peut exercer sur nous. Kierkegaard insiste sur un instant particulier, l’instant où « je découvre que, de toute éternité, j’ai su la vérité »[7]. Un tel instant se « résorbe dans l’éternité »[8], de telle manière que je ne peux jamais vraiment le saisir et que cet instant est « partout et nulle part », en même temps.

Il écrivit : « l’instant dans le temps doit avoir une signification décisive, en sorte que je ne puisse l’oublier à aucun moment ni dans le temps ni dans l’éternité, parce que l’éternel qui n’existait pas auparavant est né à cet instant. »[9]

Ainsi, perdre son temps aurait un sens si on laissait le temps passer en méprisant l’instant. Consommer le temps qui passe avec indifférence reviendrait à ne pas saisir l’instant, à ne pas l’éprouver. Se résigner de par notre impuissance face à une force qui nous surpasse reviendrait à ignorer la manière dont nous pouvons exister dans l’instant, un instant qui passera fatalement, mais pour lequel nous avions néanmoins l’occasion de ne pas le perdre. De cette façon, Albert Camus répondait lui-même à notre interrogation en écrivant :  « Question : Comment faire pour ne pas perdre son temps ? Réponse : L’éprouver dans toute sa longueur »[10].

 

© LAURE LESUR

___________________________________________________________

[1] RIMBAUD, Arthur, Lettre du 5 novembre 1887

[2] SENEQUE, De la briéveté de la vie

[3] SENEQUE, Lettre à Lucilius

[4] PREVOST,  Jean-Charles, « Que gagne t-on à perdre son temps », 14 avril 2019,  Overblog, http://baladesparistouraine.over-blog.com/2019/04/que-gagne-t-on-a-perdre-son-temps.html

[5] ibid

[6] ibid

[7] ibid

[8]KIERKEGAARD, Sören, Les miettes philosophiques, 1844, p.36 http://classiques.uqac.ca/classiques/Kierkegaard_Soren/Miettes_philosophiques/Miettes_philosophiques.pdf

[9] ibid, p.36

[10] CAMUS, Albert, La Peste

 

Bibliographie :

CAMUS, Albert, La Peste, 1947

KIERKEGAARD, Sören, Les miettes philosophiques, 1844, http://classiques.uqac.ca/classiques/Kierkegaard_Soren/Miettes_philosophiques/Miettes_philosophiques.pdf

PREVOST, Jean-Charles, « Que gagne t-on à perdre son temps », 14 avril 2019,  Overblog, http://baladesparistouraine.over-blog.com/2019/04/que-gagne-t-on-a-perdre-son-temps.html

SENEQUE, De la brièveté de la vie

SENEQUE, Lettre à Lucilius

RIMBAUD, Arthur, Lettre du 5 novembre 1887


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *