LA TEMPORALITÉ NOCTURNE


Lors de son voyage en Russie en 1858, Théophile Gautier note dans son carnet : « Est-ce un raffinement de dire que la nuit, par ses ombres mêlées de lueurs, son mystère et ses grandissements fantastiques, ajoute beaucoup à cette volupté ? ». Il y a ceux qui s’approprient chacun des recoins les plus sombres pour nourrir leurs inspirations et puis, il y a ceux qui fuient la nuit, tant elle est source de psychose. Elle laisse place à l’imagination, mais aussi à un vertige des sens. La nuit est un espace-temps qui s’impose aux individus tout en leur échappant. À cela, elle en devient une barrière visuelle, une frontière et une discontinuité immatérielle. 

UNE TEMPORALITÉ PARADOXALE

La nuit est une enveloppe spatiale ambivalente et abstraite que l’on pourrait  apparenter à de la matière noire. D’après le CNRTL[1] , la nuit est avant toute chose un phénomène naturel qui se caractérise comme étant « une obscurité dans laquelle se retrouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire ». Le dictionnaire du Larousse tient à rajouter la notion de « durée comprise entre le coucher du soleil et le lever du soleil et pendant laquelle ce dernier n’est pas visible ». Ainsi, la Terre se départage en deux temps. Lorsqu’il fait nuit sur une moitié, il fait jour de l’autre côté. La nuit engloutit le jour ; elle s’oppose à la lumière. L’opposition binaire du jour et de la nuit a amené les sociétés humaines à organiser ses rythmes de vie, tant dans l’espace que dans le temps. Elle est donc un phénomène temporel, une dualité essentielle qui pousse les individus à trouver des modes d’adaptations, au regard des polarités qui les constituent. Reconsidérer la nuit revient à étudier les relations et les représentations des sociétés dans leur organisation spatiale : comment se situer dans cette dimension temporelle de l’urbanisme, qui a pour objectif de permettre à l’homme de s’acclimater à son environnement ? Ce faisant, il est aussi possible de se poser la question suivante : en quoi la temporalité nocturne redéfinit-elle les espaces diurnes ?

Depuis des siècles, elle fascine les artistes. À travers les époques, il y a une omniprésence de la nuit dans la peinture. Dans L’empire des lumières, peint entre 1953 et 1954 par René Magritte, le jour n’existerait que parce que la nuit existe. Cette série de nocturnes[2] illustre l’aspect paradoxal de la nuit à travers lequel elle jette son voile noire sur le monde et à la fois, elle devient un champ perceptible par l’apparition et l’agrémentation des éléments suivants : astres, aurores boréales, réverbères et autres candélabres. La frontière spatio-temporelle entre la nuit et le jour permet de redéfinir l’espace pratiqué par l’Homme, et par extension, ses mouvements, son vécu, ainsi que ses ambitions. De par nos sociétés et modes de consommation, la limite entre le jour et la nuit est mouvante. Par exemple, dans le cercle polaire arctique, la lumière est si belle au milieu de la nuit et inversement. Un tel paradoxe ne pourrait s’expliquer sans comprendre les phénomènes naturels. La nuit polaire est la période hivernale de quelques semaines pendant laquelle le soleil ne se lève jamais au-dessus de l’horizon. Le jour polaire est le phénomène inverse.

LA NUIT À L’ÉPREUVE DE SON OPÉRATIONNALISATION

Au travers de l’artificialisation, la lumière a pris progressivement possession de l’espace urbain, altérant ainsi l’obscurité de la nuit et permettant la poursuite des activités diurnes. Inclure la nuit dans les projets des collectivités locales est un défi de taille pour rendre ces heures productives, accessibles et sécurisées. Au regard des politiques publiques, elle est perçu comme une frontière. Dans les opérations d’aménagements, elle est même intégrée sous le nom de « Trame noire ». Cette dernière permettrait une meilleure cohérence entre les espaces urbains et ruraux, une autre dualité de la géographie. En analysant les usages, les modes d’appropriation des espaces publics nocturnes, mais aussi les représentations que les individus ont sur ces espaces, les besoins et les attentes des noctambules[3], il s’agit pour les municipalités de dégager des axes de réflexion afin d’améliorer l’aménagement des espaces diurnes au moyen de la nuit. Certaines villes ont déjà mis en place des observatoires de la nuit urbaine. Pour exemple, le Bureau des Temps de la ville de Rennes a été créé en 2002.

Ce service communal est l’un des précurseurs de l’intégration temporelle du territoire. Sa première action a été de réduire les horaires des temps de travail des agents d’entretien, composés à 90 % de femmes. Le Bureau permet à la ville de mener des expertises et des enquêtes afin de concilier les rapports au temps. Aussi, les lumières de la nuit nourrissent dans une moindre mesure la magie des villes. La lumière devient paradoxalement associée au monde nocturne. Elle permet de clarifier la vision d’un univers obscur. Par le biais d’artifices, la nuit est un outil potentiel pour les collectivités. En se saisissant de la promenade nocturne via sa Fête des Lumières annuelle[4], la ville de Lyon a su faire de la nuit, un moteur dynamique de l’aménagement de son territoire.

En sus de la volonté des municipalités d’illuminer les villes, la lumière est aussi un outil de sécurité publique. L’omniprésence de la lumière ambiante étant désormais assimilée à une pollution lumineuse, peut être perçue comme une nuisance pour la faune nocturne. Toutefois, entre préservation de l’environnement et sécurité des espaces publics, il est devenu de plus en plus difficile de trouver un compromis sur ce conflit d’usage. L’éclairage artificiel est une cause importante de rupture de continuité écologique. Il se matérialise par les phares des voitures, les feux de signalisation, les lampadaires, les enseignes et les lumières des bâtiments. Seulement, sans éclairage public, les repères que nous avons dans l’espace diurne sont modifiés dans l’espace nocturne. Mais alors, comment les villes font-elles pour concilier les activités entre ceux qui dorment, ceux qui travaillent et ceux qui font la fête ?

La temporalité nocturne est éphémère et récurrente, obscure et lumineuse, angoissante et fascinante, abstraite et concrète. Ce sont ces paradoxes qui définissent réellement la nuit et ses manifestations. Indissociable de la journée, la nuit ne se présente pas de la même façon que son contraire dans les politiques d’aménagements. Les villes, à travers la création des Bureaux de Temps, sont invitées à reconquérir cette dimension oubliée. La nuit devient un espace-temps qui permet l’évasion de certains, mais paradoxalement, en s’opposant à la lumière, se retrouve tout à fait mobilisée et contrôlée par d’autres. Ainsi, la temporalité nocturne redéfinit les espaces diurnes tant dans nos représentations et perceptions que dans nos activités.

 

© AMBRE BOUTES
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[1] Centre national de ressources textuelles et lexicales.

[2] Les nocturnes sont des séries de peintures sur la nuit.

[3] Les noctambules sont les usagers de la nuit.

[4] La fête a lieu le premier week-end du mois de décembre.

Correction : Mot Correct Exigé


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