L’on connaît peu le philosophe présocratique Héraclite d’Éphèse dont on résume la pensée à cette citation : πάντα ῥεῖ (Panta rhei). Tout coule.
Concevant le monde comme une perte inéluctable, le monde perd en matière, et, comme un fleuve, on ne peut se baigner deux fois dans les mêmes moments, comme on ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve. Le temps est donc linéaire, mais c’est aussi une déchéance. Cette seule citation cristallise les contradictions et les tensions qu’avaient les Anciens (tout autant que nous) à se représenter le temps.
Pour les Anciens, on peut déterminer quatre façons de concevoir le temps. La vision la plus répandue depuis les confins de l’Égypte jusque chez les auteurs romains est que le temps est cyclique. Chez Virgile, dans les Bucoliques (la quatrième églogue plus précisément) et les Géorgiques, l’âge d’or reviendra après une période de déperdition. L’univers, comme la terre cultivée, perd en âme, en richesse et en matière pour un jour être restauré. Tout est cyclique pour un Ancien, les cycles lunaires, les astres, le Soleil. C’est à partir de ces éléments que Nietzsche fondera un élément capital pour sa philosophie : le mythe de l’éternel retour selon lequel nous faisons sans cesse les mêmes choix. Du point de vue des stoïciens, il existe un avantage à une temporalité cyclique : rien n’importe vraiment puisque l’univers est inscrit dans un cycle infini de création et de destruction, où il renaît périodiquement de ses cendres.
Le temps devient essentiellement linéaire quand la religion judéo-chrétienne surpasse ses concurrentes. Aucun retour en arrière n’est possible, donc aucun rachat pour une erreur accomplie. Il y a une idée de finitude absente de la première conception temporelle qui devient encore plus angoissante puisque l’éternité se mérite désormais. Du point de vue épicurien, il en est autrement, car il s’agit de privilégier la temporalité dans son présent le plus absolu, sans penser à la finitude. Le temps n’est alors plus qu’une succession d’instants présents, le passé et le futur n’existent pas.
Le temps peut aussi être relatif, ne dépendant plus que de notre propre perception d’un événement et de la façon dont il s’écoule. Platon met dans la bouche de Protagoras, dans le Théétète et le Cratyle, cette phrase célèbre : πάντων χρημάτων μέτρον ἐστὶν ἄνθρωπος, l’homme est la mesure de toute chose. Il est la mesure de tout, y compris de sa propre perception du temps.
Il faudra attendre la réflexion tardive d’Augustin sur la question pour trouver une synthèse de tous ces paradoxes. Dans le livre XI de ses Confessions, Augustin évoque le temps comme une énigme qui n’est surtout pas à notre portée. Le temps serait une distension de l’âme, l’âme adapte un élément de la réalité qu’elle ne peut pas comprendre. L’absence de temps à l’échelle de l’univers est impossible à concevoir. Dès lors, seul le présent est réel, en perpétuel écoulement. Nous n’arrivons donc jamais à saisir notre propre expérience du temps. Heidegger évoquera la même angoisse quand il expliquera dans Être et Temps que l’être-là, le dasein, est proprement insaisissable.
Pour Augustin, il n’y a donc que trois modalités pour nous rattacher en vain à une maigre conception du temps : la mémoire qui nous permet de nous souvenir de ce que nous nommons le passé, l’attention qui nous relie au présent et l’attente qui nous projette vers le futur. Ces modalités ne sont que des outils nous permettant, selon Augustin, de percevoir une réalité inaccessible : celle de l’éternité divine.
Mais alors, comment les Anciens mesuraient-ils vraiment le temps ?
Les Anciens utilisaient plusieurs méthodes pour mesurer le temps, en s’appuyant principalement sur l’observation des phénomènes naturels le plus souvent. Les cycles célestes en premier lieu. Le Soleil servait à définir les saisons, la Lune déterminant les mois sur des ensembles de 29,5 jours et les constellations permettaient, pour leur part, de calculer les périodes propices aux activités agricoles.
Sur le plan mécanique, on dénombre quatre outils de mesure du temps. Le cadran solaire est une variante du bâton qu’on nommait le gnomon. Le gnomon était planté dans le sol et, grâce à l’ombre, on pouvait déterminer grosso modo l’heure qu’il était. Le cadran solaire ajoute un degré de précision supplémentaire.
Le sablier était utilisé et trouve son perfectionnement dans la clepsydre fonctionnant à l’eau. Les Romains et les Grecs les imbriquent dans des mécanismes complexes permettant d’indiquer d’autres éléments liés aux cycles lunaires. La clepsydre devient petit à petit l’ancêtre de l’horloge astronomique.
Enfin, d’autres repères étaient très concrets et liés à la vie sociale (les fêtes religieuses, par exemple) et à la nature (les migrations, les crues et décrues).
© BENJAMIN DEMASSIEUX
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Bibliographie
GUTTERIDGE Adam, Some Aspects of Social and Cultural Time in Late Antiquity, Éditions Brill, 2006
https://doi.org/10.1163/22134522-90000055
BOWDEN William, GUTTERIDGE Adam & MACHADO Carlos , Social and Political Life in Late Antiquity, Volume 3.1, Éditions Brill, 2006.
https://brill.com/edcollbook/title/11120
GOLDHILL Simon, The Christian Invention of Time, Édition Cambridge University Press, 2022. https://doi.org/10.1017/9781009071260
HABER Francis C. & WHITROW, G.J, Time in History : The Evolution of Our General Awareness of Time and Temporal Perspective. The American Historical Review, Vol.95, No 4, p 1156, Édition Oxford University Press, 1990.
https://doi.org/10.2307/2163505
Correction : Amandine DE VANGELI – @adv_correction