Le désir n’est-il pas ce sentiment de plénitude qui nous guide quotidiennement comme un chien errant en quête d’un os à ronger ? Les désirs seraient-ils le moteur de nos actes et de nos gestes conditionnant nos pensées, notre manière d’être, d’exister ?
Arch Brown fait ses débuts professionnels dans des agences de publicité américaines. Il obtient des postes de faible ambition jusqu’au jour où le poste à responsabilités arrive, accompagné d’un bon salaire, lui offrant ainsi le luxe de délaisser ses colocataires pour un grand appartement avec vue sur Central Park. « J’étais Monsieur Consommateur américain, j’avais un bon poste, un travail satisfaisant, une voiture, une maison de campagne et j’étais en ménage. » En somme, ses désirs étaient comblés. Pour une histoire de Playboy lu sur le lieu de travail, un des membres de son équipe se fait renvoyer. Par loyauté, il démissionne. Retour à la case départ.
Ne désirant pas s’enfermer de nouveau dans un bureau vitré, le jeune Arch décide d’occuper ses journées en déambulant dans les rues de Manhattan ; activité propice à la réflexion et qui portera ses fruits. Aimant la photographie, il s’arrête dans une boutique se fournir en matériel. Son choix se porte finalement sur une Bolex, petite caméra 16 mm.
Arch Brown, le pornographe vient de naître.
Un manuscrit rédigé par le réalisateur est retrouvé dans ses affaires à sa mort, en 2012. En 2015, Jameson Currier a enfin accès au texte dont il a fait la demande trois ans plus tôt à James Waller, ami de Brown et seul détenteur de cet ouvrage que la maison d’édition Perspective cavalière proposera au grand public français en janvier 2024 sous le titre Un pornographe. Pour Currier, « plus que de simples mémoires, c’était un manuscrit tout à fait singulier ». Et pour cause, il n’est pas tant question d’un écrit purement biographique, mais d’un regard sensible sur une Amérique pré et post-Stonewall à travers les désirs, conscients ou inconscients, de sa population.
Telle une archive à visée sociologique, Un pornographe est le témoignage d’une époque, des troubles qui la composent, de ses joies, de ses doutes, de ses tabous, de ses stéréotypes, de ses craintes et de sa violence. Nous ferons l’impasse sur les couples bien sous tous rapports qui désirent s’encanailler devant l’objectif cinématographique du réalisateur (révélateur d’un désir profond d’exhibition, être vu sans voir).
LE DÉSIR D’ÊTRE DÉSIRÉ
Mais prenons l’exemple de Milton. Milton est un jeune homme hétérosexuel, habile de ses mains, séducteur, de taille moyenne au corps musclé recouvert d’épais poils noirs. Sous ses airs d’homme vigoureux à la virilité clichée affirmée, il n’en est pas moins rongé par le doute et la culpabilité. Jouer dans des films pornographiques devient alors pour lui l’assurance d’être désiré ou désirable, la caméra figeant les images, les corps et les regards. Et ce sont ces images, rassurantes, qu’il désire plus fortement encore, qui procurent une sensation d’attraction comblant ainsi un manque. Sa propre image désirée comme l’objet de son désir. En somme, une manière d’exister à travers un écran et à travers le regard séduit de l’autre.
LA VIOLENCE : UN DÉSIR HUMAIN
Arch Brown a toujours respecté les volontés, les envies et les fantasmes de ses acteurs, refusant d’insister sur tel ou tel aspect qui simplifierait la tâche du réalisateur. La caméra s’adapte (aidée par le travail de montage et d’éclairage) aux acteurs, débutants pour la plupart, habitués pour certains. Étant lui-même autodidacte, on peut aisément imaginer qu’il se laissait guider par les désirs des uns et des autres. Il s’en nourrissait. L’expression du désir est son gagne-pain et un désir joué n’est pas aussi désirable (vendeur également) que la sincérité d’un désir ressenti dans sa chair. Brown a par ailleurs toujours travaillé sur commande, qu’elle vienne de la part de producteurs ou d’amateurs. Sa seule limite, la violence. La recrudescence de la demande le pousse néanmoins à s’interroger sur le sujet.
« Notre société semblait s’être trouvée du jour au lendemain dans un nouvel objet de fascination [entendez de désir]. Les publicités affichaient de plus en plus de sang et de cochonneries. Des réseaux underground publiaient des bulletins mensuels pour certaines catégories de la population. La violence paraissait s’être imposée, non seulement dans les métropoles mais dans les petites villes du monde entier. »
Il note un juste décalage, une bascule de la violence de la sphère publique à la sphère privée. Les populations s’engagent pour un monde plus doux, plus aimant, militent contre le racisme et le sexisme quand, dans le même temps, s’expriment dans le cadre personnel, la colère, le sadisme, l’humiliation, la domination ou la fétichisation de l’individu comme des pulsions à expulser. Une violence qui s’extériorise à travers le désir en tant que plaisir transgressif. Un désir qui ne dépeindrait pas le monde tel qu’il est, mais qui serait la matérialisation, par son assouvissement, d’une émotion violente créée par ce monde ; en opposition.
FICTION ET RÉALITÉ : L’IMAGINAIRE DÉSIRÉ
De fait, il apparait légitime de se demander si, dans les films du pornographe, c’est la société qui façonne les désirs ou les films qui influencent les désirs des sociétés.
« Il est difficile de dire si le fantasme est ancré dans la nature humaine profonde ou dans les images dont sont faits les films. Les arts cinématiques ont sans doute magnifié et amplifié le phénomène. Si tout le monde s’est toujours comporté de la même manière, les moyens d’y arriver nous sont aujourd’hui inculqués et rappelés à tout instant. Cette part de sexualité dans nos relations inter-personnelles est constante et inépuisable. »
Et voici le grand parallèle entre fiction et réalité, entre fantasme et désir, entre espoir et curiosité. Le désir ne serait-il pas, par conséquent, cette obsession stimulante (ou destructrice) qui amène l’individu à agir, un facteur fondamental dans la construction du rêve, de l’imaginaire, d’idéaux et de nouvelles représentations ?
Lola est un bon exemple. La jeune femme est totalement conditionnée par les codes sociaux et culturels qui composent nos sociétés occidentales. Après avoir sollicité Arch pour un entretien, elle est présentée à son partenaire d’un film. Le coup de foudre ! Parce qu’ils sont « sexuellement compatibles » et que leurs désirs se rejoignent, la voici prise de jalousie, oubliant les raisons de sa présence, oubliant le contexte de leur rencontre. Lola désire le prince charmant, rêve du « cliché du grand amour à la mode hollywoodienne », tout en fantasmant sur la femme esseulée, abandonnée par l’homme dominant. L’intensité du désir à jamais assouvi s’accroit avec le temps, renforçant l’obsession et la plongeant dans une forme d’irréalité destructrice.
Les images véhiculées, non pas par la pornographie uniquement, mais par les environnements visuels en général, façonnent nos univers intimes et nos désirs par la même occasion. Le désir charnel, d’appartenance ou d’existence. Que le désir suscite l’espoir, la curiosité ou la sexualité, il implique un mouvement du corps qui s’accompagne du cœur, car peut-être que notre bonheur dépend de nos désirs.
La plume d’Arch Brown séduit par son efficacité. La structure du livre propose une pensée claire. Ce manuscrit, gardé comme un journal intime, est totalement désencombré des tabous, abordant le désir, le fantasme et le plaisir sans réel jugement. Les pistes de réflexion et les chemins de pensées sont une invitation à réfléchir sur nos propres désirs, sur notre manière de les aborder et de les nommer. Un pornographe est une trace d’un passé révolu qui questionne pourtant notre présent.
Un pornographe, Arch Brown, Éditions Perspective cavalière. Traduction Étienne Gomez. Préface de Jameson Currier. Janvier 2024. 291 pages.
© DAVID VALENTIN
Correction : Ludivine Corbin