L’addiction de nos sociétés contemporaines à la technique est un enjeu majeur de notre siècle. Si cette addiction peut être pensée au niveau sociétal et environnemental, avec le réchauffement climatique par exemple, elle relève aussi, comme le souligne Félix Guattari dans Les Trois Écologies, de l’écologie mentale, c’est-à-dire de notre énergie désirante dont l’attention est absorbée par la technique. En effet, cette dernière absorbe l’attention qu’on lui procure. L’ère d’addictogènese industrielle (le fait que le phénomène d’addiction soit répandu dans nos sociétés) que nous vivons, fait que nous sommes dans une économie de l’attention. L’attention de l’individu, sa capacité à souhaiter quelque chose, son « temps de cerveau disponible » est au cœur de l’économie qui accapare en permanence cette attention. Cependant, tout en captant cette attention, elle la consomme, et cette capacité désirante est donc détruite. En cela se résume le paradoxe du capitalisme industriel : ce dernier s’autodétruit en détruisant la libido. En suscitant le désir, en le captant de manière compulsive et répétitive, il l’épuise et l’anéantit. Ainsi, comment se produit cette destruction et quelle solution possible ?
LA TECHNIQUE COMME ELEMENT CONSTITUTIF DE L’EXISTENCE
Tout d’abord, il y a deux façons d’étudier la technique en philosophie. La première est l’approche technocritique, elle convient à la critiquer, en la décrivant uniquement comme aliénante et indésirable. La deuxième consiste à la concevoir comme un élément constitutif de l’existence. Sa présence est donc essentielle et nécessaire au développement de la vie humaine : c’est cette seconde approche que nous emploierons. L’humanité se serait développée grâce à la technique. Effectivement, Bernard Stiegler rappela dans son œuvre La Technique et le Temps, ce que Platon lui-même relevait dans le Protagoras au sujet du mythe d’Épiméthée : Épiméthée, ayant oublié de munir les mortels d’apparats permettant la survie, l’homme est alors contraint d’utiliser la technique pour survivre. Cette dernière serait une extension du corps. Cependant, ce n’est pas parce que celle-ci est nécessaire que tout développement l’impliquant est nécessaire et bénéfique.
LA NOTION DE PHARMAKON
En effet, la technique, tout comme le désir, est un pharmakon. La notion de pharmakon indique à la fois un remède et un poison. Elle est employée dans le Phèdre par Platon pour désigner l’écriture qui permet de mémoriser davantage mais elle désinvestit la mémoire. Ici, la technique permet de se libérer, en s’émancipant de la nature, mais elle emprisonne, en désindividuant la personne et en l’assujettissant à l’outil ou mécanisme technique. De même, le désir suit cette dynamique pharmacologique : elle permet de s’affirmer, de s’émanciper, donc de s’individuer mais en même temps, il nous aliène à l’objet désiré nous emprisonne et donc nous désindividue. Le pharmakon fut ensuite l’objet d’une analyse par Jacques Derrida, en 1962, intitulé « La Pharmacie de Platon ». Pour lui, les deux penchants du pharmakon correspondent à un processus d’anamnèse (la bonne répétition) et d’hypomnèse (la mauvaise répétition, donc la compulsion). En reprenant l’exemple platonicien, il montre que l’anamnèse équivaut à la transcendance, à un processus dialectique de compréhension de l’essence des choses, c’est le cas du discours (logos). L’hypomnèse correspond à une dévitalisation de la pensée mais facilite la remémoration : c’est le cas de l’écriture (graphein). Là où l’anamnèse est une répétition de l’eidos, l’hypomnèse est une répétition sans origine.
Ainsi, Bernard Stiegler se servit des théories derridiennes sur le pharmakon, pour penser la technique. Pour Stiegler, l’anamnèse de la technique représente l’individuation, qui elle-même renvoie à sa promesse d’émancipation et l’hypomnèse correspond à la désindividuation, c’est-à-dire à l’aliénation. Bernard Stiegler emprunte lui-même dans La Technique et le Temps, le concept d’individuation à George Simondon, qui dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information ,étudia trois régimes d’individuation : psychique, vitale (organique) et psychosociale. La notion de transindividuation psychosociale désigne la production et l’affirmation d’une singularité chez chaque individu dans un groupe donné : cela aboutit donc à la personnalisation du groupe. Réussie, cette transindividuation sublimerait le désir mais malheureusement, dans nos sociétés où l’addiction est un mode d’être-au-monde, l’individu ne peut pas se singulariser, c’est-à-dire produire quelque chose qui lui est purement propre. Ce processus est alors compromis.
LES NOOTECHNIQUES POUR PRENDRE SOIN DU PHARMAKON
Dans ces circonstances, le désir est contraint de composer avec sa dimension pulsionnelle. Il doit guérir le penchant pharmacologique négatif : c’est-à-dire guérir la dimension désindividuante engendrée par la technique. Il faut donc ainsi réorienter nos désirs vers des techniques non nocives : des nootechniques : elles désignent le bon usage des techniques existantes. C’est du moins la thèse que soutient Stiegler en affirmant qu’il faut prendre soin du pharmakon. Les nootechniques s’opposent aux psychotechniques. Les psychotechniques détruisent, alors que les nootechniques subliment.
Bernard Stiegler reprend la théorie du désir de Freud pour démontrer que nous sommes dans une économie libidinale, où le processus de sublimation consiste à projeter notre désir vers quelque chose d’inatteignable, permettant à l’individu de s’« individuer ». Quand le désir est magnifié la pulsion est inversée. Ce processus de sublimation se raréfie car nos sociétés valorisent la pulsion, en mettant en avant des objets de satisfaction immédiate et détruisant ainsi les circuits de transindividuation. La désindividuation nous réduit à un processus de misère symbolique, comme l’affirme Bernard Stiegler dans son ouvrage De la misère symbolique.
De cette façon, les enjeux contemporains concernant la technique nous invitent à penser le désir, à prendre soin de son propre pharmakon. Ces réflexions nous incitent à reconsidérer l’économie libidinale de Freud, pour imaginer un système visant à cultiver les nootechniques.
© Laure LESUR
Correction : Amandine DE VANGELI — @adv_correction
Bibliographie :
DERRIDA, Jacques, « La pharmacie de Platon », Greek Literature and Philosophy. Routledge, 2016. p. 219-345.
GUATTARI, Félix, Les trois écologies, Paris : Galilée, 1989.
PLATON, Phèdre, BoD-Books on Demand, 2019.
PLATON, Protagoras, BoD-Books on Demand, 2023.
SIMONDON, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Éditions Jérôme Millon, 2017.
STIEGLER, Bernard, La technique et le temps : 1. La Faute d’Épiméthée. – 2. La Désorientation – 3. Le Temps du cinéma et la question du mal-être. Fayard, 2018.