La nécessité d’une approche sociale du désir apparaît d’emblée lorsque celui-ci est envisagé pour ce qu’il est, à savoir une dynamique, un mouvement qui porte l’individu vers l’altérité. De ce point de vue, explorer la nature du désir revient, non pas à questionner le destin individuel de l’homme (notamment les conditions de son bonheur et les formes sous lesquelles se manifeste sa liberté), mais plutôt à considérer l’existence individuelle sous la forme d’un rapport.
Cependant, une telle conception semble, à première vue, présenter le désir sous un angle doublement négatif : d’abord en tant que symptôme d’un manque qu’un objet, nécessairement extérieur à soi, devrait combler, puis comme une sorte d’attente toujours déçue d’un autre idéalisé. Dès lors, comment sortir de l’impasse sinon en admettant que le désir ne puisse se réduire ni au besoin ni à l’amour ? Autrement dit, le rapport à autrui est fondamental alors même que ce dernier n’est essentiel ni à la survie ni à l’achèvement d’un idéal moral trouvant sa source dans la pureté de l’intention de l’agent. Bien plus, il apparaît comme un véritable obstacle à la réalisation de soi : d’après les théories philosophiques de l’état de nature, telles qu’elles sont développées notamment par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, et dans la continuité de l’expérience immédiate que nous faisons de l’altérité, le rapport à autrui, poussé par le désir, prend paradoxalement la forme d’un conflit1 ou, au mieux, d’une indifférence réciproque2.
En ce sens, une approche sociale du désir doit dépasser l’attitude purement descriptive des sensations associées à l’expérience d’un tel état (le plaisir ou souffrance, mais aussi la jouissance et la frustration) — dans la mesure où elle mène à un échec à la fois sur le plan théorique et pratique — en adoptant une démarche proprement critique. Celle-ci, loin de la simple formulation d’objections, est un effort visant à révéler le caractère historique de phénomènes vécus et compris, à tort, comme naturels ; l’attitude critique étant d’autant plus essentielle qu’elle concerne ici les déterminations qui structurent le désir en tant qu’expérience intersubjective et collective.
DÉSIR ET MANQUE : LA SOURCE DE LA VIOLENCE
La tradition philosophique conçoit, et ce depuis l’Antiquité, le désir comme une sorte de faille, voire de défaillance naturelle de l’homme : véritable sensation de manque, si intense qu’elle pousse l’individu vers un objet extérieur à lui mais envisagé pourtant comme essentiel à son existence. L’un des mythes fondateurs de la civilisation occidentale, celui de Prométhée et de la constitution originaire des êtres humains3, s’attache à illustrer leur vulnérabilité fondamentale : dépourvu de tout ce qui lui est cependant nécessaire, mais pas de la conscience de ce dénuement, tout individu organise son existence par rapport à la fin consistant à combler ce manque, le désir déterminant chacune de ses actions.
Que l’objet soit matériel (un iPhone ou encore un autre individu) ou immatériel (Dieu) c’est moins lui qui pose problème que le désir lui-même. Plus précisément, le rapport entre l’individu désirant et l’objet désiré se caractérise par une dissymétrie fondamentale : apparaît une hiérarchie, voire une forme de domination, au sein de laquelle l’individu est toujours en lutte. Autrement dit, que ce dernier tente d’annihiler son désir ou, au contraire, de le satisfaire, il participe d’une violence inhérente au désir conçu comme manque.
DÉSIRER CE QUE L’ON HAIT
Cette compréhension du désir comme manque est déterminante au sens où elle participe d’une véritable expérience du monde, celle de la pure et simple satisfaction. Celle-ci, même si elle peut accidentellement rencontrer le plaisir, ne peut pourtant pas se confondre avec lui, dans la mesure où elle est le résultat d’un mouvement essentiellement violent. Dès lors, on comprend non seulement pourquoi le désir peut porter sur un objet de haine, mais aussi et surtout que, par cette inversion de la dynamique inclination-répulsion, il prend la forme d’une véritable aliénation.
La définition marxienne de l’aliénation4 – qui ne peut se réduire à la dénaturation en tant qu’elle repose sur la conception d’une prétendue nature attribuée à un phénomène social – est particulièrement éloquente lorsqu’elle est envisagée à la lumière de la compréhension freudienne du désir comme pulsion. En effet, selon Freud, celle-ci est essentiellement dynamique et associée à une « poussée », c’est-à-dire un « facteur moteur » qui n’est autre que « la somme de force ou la mesure d’exigence de travail qu’elle représente ». Par ailleurs, « le but de la pulsion est toujours la satisfaction, qui ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation à la source de la pulsion »5 : en d’autres termes, la pulsion de vie et la pulsion de mort, bien que souvent distinguées, ne sont pourtant que les deux faces d’une même pièce, à savoir le désir fondamental de la conservation de soi envisagée, non pas comme une attitude instinctive ou spontanée, mais comme un effort constant d’assimilation, et donc de destruction, d’un tiers.
On retrouve chez Baudelaire l’expression subjective de l’expérience du désir ainsi aliéné. Dans Les Fleurs du mal plus spécifiquement, l’attirance du poète envers une femme, dont l’anonymat est conservé pour accorder la primauté à l’état émotionnel de ce dernier, est à la fois érotique et criminelle6 : comparée au vin, puis à l’opium, la femme, parce qu’elle manque au poète, est un véritable poison. Loin de l’amour, l’expérience est ici davantage celle du craving7, symptôme d’une lutte à mort qui s’est engagée entre Baudelaire et l’objet de son désir8.
LE DÉSIR COMME PROCESSUS D’AUTODESTRUCTION
Lorsque le désir est envisagé en tant que manque, il ne porte l’individu en dehors de lui-même que pour l’y faire revenir. L’accès à soi, parce qu’il est médiatisé par un tiers dont l’altérité est vécue sur le mode du conflit et de la destruction, est en fait une expérience essentiellement violente. Autrement dit, le désir, parce qu’il découle d’une faille inhérente à l’individu, prend ce dernier tel l’objet d’une insatisfaction ultime et perpétuelle. La véritable aliénation n’est donc pas fondée sur le plaisir, la jouissance éphémère résultant de la satisfaction d’une passion, mais bien plutôt sur le rapport à soi entendu comme quête d’identité. Plus particulièrement, celle-ci présuppose un « je » constitué d’emblée puis perdu, complet au départ et lésé ensuite. Ainsi réduite à la sensation d’avoir perdu ce qui pourtant n’a jamais été acquis, l’expérience du désir comme manque apparaît de ce fait comme la mise en échec de la recherche de soi.
Au-delà du caractère déplaisant lié à la violence d’une telle expérience des autres et, en définitive, de soi, le désir ainsi vécu participe d’une entreprise de déshumanisation du sujet par lui-même. En se cherchant à travers un tiers, l’individu se considère lui-même comme un objet, c’est-à-dire une entité défaillante qu’il s’agirait de réhabiliter. Cette expérience quotidienne et déterminée du désir prend une forme particulièrement exacerbée dans le cas de l’expérience traumatique — celle-ci n’entretenant qu’une différence de degrés avec la première dans la mesure où elle repose sur les mêmes fondements (perte de soi et appropriation de l’altérité) : dans le cas des abus sexuels notamment, tels qu’ils se caractérisent par une manifestation explicite de la violence essentielle au désir comme manque, l’agression n’est que la première étape d’un processus de déshumanisation à travers lequel la victime elle-même, en s’abandonnant ensuite à l’expression de désirs exacerbés et incontrôlables, perpétue la violence dont elle fut initialement l’objet. Dans la série des Rougon-Macquart qui constitue son œuvre principale, Zola, dont la démarche littéraire est indissociable d’une attitude critique visant à mettre au jour les déterminismes à l’œuvre chez les individus en tant qu’ils appartiennent à un groupe social9, présente les causes, non pas psychiques mais historiques, qui poussent ses personnages à la déchéance. Entre autres, Renée, la deuxième femme d’Aristide Saccard, est mue par « cette anxiété turbulente, cette recherche effarée d’une jouissance unique, exquise, où elle mordrait toute seule ». À propos de cette frénésie du désir propre au type féminin caractéristique de la bourgeoisie du Second Empire incarné par Renée, l’auteur déclare : « La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce viol brutal qu’elle subit avec une sorte d’attente épouvantée, la fit ensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l’abandon de toute sa vie. Elle pensa qu’elle n’avait plus à lutter contre le mal, qu’il était en elle […] »10. Zola renverse ici la conception classique du désir en faisant apparaître la déshumanisation, et partant, l’autodestruction de l’individu désirant, comme la cause et non la conséquence du désir réduit à la possession de l’altérité.
QUE SIGNIFIE ALORS DÉSIRER SANS ÊTRE PORTÉ HORS DE SOI-MÊME ?
Dès lors, comment concevoir conjointement le désir et l’émancipation, par opposition à l’aliénation, sans risquer de tomber dans une solitude radicale ? Un désir libre de tout objet, n’est-il pas vain ? Par quoi l’action peut-elle être motivée, si ce n’est par une possible satisfaction ? En somme, sur quoi fonder les liens sociaux et affectifs si autrui ne nous manque pas ?
Pour sortir de l’impasse, il convient d’insister sur le fait que le désir aliéné, compris comme construction sociale, ne renvoie pourtant pas à un désir prétendument naturel et qui aurait, de ce fait, une valeur plus essentielle pour l’homme. Au contraire, la nature du désir est d’être historiquement déterminé et, par conséquent, il doit être conçu comme une forme de réalisation de soi indépendante de toute satisfaction : en effet, le désir n’est ni l’expression d’un manque ou d’une faille ni le signe d’un soi inaccompli, mais bien une dimension essentielle de l’individu. Dès lors, la réalisation de soi renvoie au désir lui-même, en tant que processus, et non pas à l’objet qu’il vise, extérieur et différent. En ce sens, il ne s’agit pas de rendre réel ce qui ne l’est pas, ni même de parvenir à posséder ce qui ne nous appartient pas, mais plutôt de réaliser — au sens ici de rendre conscient, rendre disponible à soi-même — toutes les déterminations de notre être. L’expérience du désir est donc à la fois un processus spirituel de reconnaissance de soi et une pratique émancipatrice, correspondant à l’attitude originaire de la conscience telle qu’elle est décrite par Hegel :
« Certes, le Désir du Maître s’est réservé le pur acte-de-nier l’objet en le consommant, et il s’est réservé — par cela même — le sentiment de-soi-et-de-sa-dignité non mélangé éprouvé dans la jouissance. Mais pour la même raison cette satisfaction n’est elle-même qu’un évanouissement […]. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives : elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui ; elles n’ont pas de « vérité », de réalité objective révélée à tous. »11
En définitive, la réalisation du désir comme satisfaction, ou comblement d’un manque, n’aboutit à rien d’autre qu’à la mort de la conscience, ainsi engagée dans un processus d’autodestruction, tandis que, au contraire, l’expérience de la reconnaissance de soi à travers le désir est celle d’une conscience pleine et entière, identique à elle-même, donc libre. Autrement dit, la conscience de soi et de son identité propre ne peut et ne doit être réduite à la satisfaction d’un désir, au risque de la rendre dépendante d’un objet extérieur à elle-même.
Cependant, la reconnaissance de soi implique nécessairement autrui : le désir ainsi conçu révèle le soi comme totalité au sens où elle constitue une forme parfaite — non pas au sens où pourrait l’être Dieu, à savoir un être qui ne manque de rien, et qui se situe donc en dehors de toute historicité — mais plutôt comme une nature organisée, voire organique. En d’autres termes, l’être de l’individu ainsi envisagé, ne peut être divisé en diverses qualités, ni séparé des autres avec lesquels il forme une collectivité. Le désir libéré est donc la conscience intime du fait que l’autre est essentiel à notre être et à notre existence, non pas parce qu’il nous manque mais, au contraire, parce qu’il fait d’emblée partie de nous et de notre rapport au monde.
© SANAA_ETC
Correction : @adv_correction — Amandine DE VANGELI
1 Thomas Hobbes, Léviathan (1651).
2 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Bien que mus par une « pitié naturelle », qui les empêche de se nuire mutuellement et permette ainsi la conservation de l’espèce, les individus dans l’état de nature sont, pour Rousseau, des êtres solitaires, indifférents à la compagnie des autres.
3 Platon, Protagoras, 320.321c.
4 La définition que Marx donne de l’aliénation du travail (Manuscrits de 1844) peut être étendue à tout agir de l’individu, en tant que le travail, pratique authentiquement collective, fait apparaître la dimension essentiellement sociale de l’espèce humaine.
5 Sigmund Freud, Métapsychologie, « Pulsions et destins des pulsions » (1915), éd. Gallimard, 1968.
6 Dans ce recueil, nombreux sont les poèmes dédiés à cette thématique : voir notamment « Le Vampire », « Les Métamorphoses du vampire » et « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne ».
7 « Le phénomène de craving est le besoin irrépressible de consommer une substance ou de répéter un comportement à l’égard desquels par ses expériences antérieures le sujet s’est placé en état de dépendance. […] Il signe une étape avancée dans l’évolution du trouble de l’usage de la substance ou du comportement . » (Dictionnaire médical de l’Académie de médecine).
8 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), « Le Poison ».
9 « Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique […]. » (Émile Zola, préface de La Fortune des Rougon, 1871).
10 Émile Zola, La Curée (1871), III.
11 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (1807), IV, A.