Il y a une ambivalence du désir. D’une part, désirer c’est probablement souffrir, puisqu’on ne saurait désirer que ce dont on ne dispose pas. En même temps, le désir possède la vertu de nous mettre en mouvement pour obtenir l’objet ou l’être convoité. Dans cette perspective, il peut être conçu comme positivité, et l’on parlera volontiers d’énergie désirante ; mobilisateur, le désir nous divertirait de l’ennui, et l’on plaindra alors ceux qui, ne désirant rien, deviennent sujets au « lourd fardeau » dont parle Hugo, et qui consiste à « exister sans vivre »i. De là à faire du désir une force, il n’y aurait donc qu’un pas.
Mais ce pas, que beaucoup n’hésitent pas à franchir – certains allant même jusqu’à faire du désir « le moteur de nos vies »ii – fait oublier que, si l’on célèbre la force du désir, on en déplore aussi bien l’inverse. En effet, ne dit-on pas de nos désirs qu’ils sont nos faiblesses ? Que désirer, c’est avoir un faible pour ? Comme si l’assimilation du désir à une force reposait sur une confusion. Mais laquelle ?
POSITIVITÉ DU DÉSIR
Ce qu’on entend communément par désir, c’est une tension vers un objet – ou une personne – que l’on sait ou imagine source de satisfaction. On notera qu’à la différence du besoin, le désir implique, sinon la conscience au sens strict, du moins les éléments fondamentaux d’une vie psychique, puisqu’on ne désire qu’en se représentant concrètement (par le biais de la perception, de l’imagination ou de la mémoire) le désirable ; ainsi peut-on sans difficulté accorder la faculté désirante aux animaux, quoiqu’on la refuse aux végétaux, lesquels ont cependant des besoins.
Mais alors, désirer, c’est déployer tout un trésor de ressources pour obtenir ce qu’on vise. C’est ce que montre par exemple la figure d’un Don Juan, qui incarne – jusqu’à la caricature – cette énergie désirante : n’est-il pas évident que la passion est, chez lui, source de vitalité ? On ne s’étonnera donc pas qu’il puisse déclarer, dans sa fameuse tirade de l’inconstance, que « tout le plaisir de l’amour est dans le changement »iii : parce qu’il s’éprouve comme une véritable force, le désir prévaut sur sa satisfaction en se hissant, du rang de moyen, à celui de véritable fin en soi.
Positivité du désir, donc, et force si patente qu’elle en devient fascinante au sens propre : elle envoûte – dans le cas de Don Juan – celles qui en sont l’objet, au point qu’elles se mettent à désirer à leur tour. C’est pourquoi Kierkegaard a peut-être raison quand il soutient que Don Juan n’est pas de ceux qui séduisent par la ruse de l’intelligence. C’est plutôt le contraire qui est vrai : « (…) si je continue à appeler Don Juan un séducteur, je ne me l’imagine pourtant pas du tout comme quelqu’un qui forme ses projets sournoisement et calcule, avec ruse, l’effet de ses intrigues ; c’est par la génialité de la sensualité qu’il trompe comme s’il en était l’incarnation»iv.
On se croira donc autorisé à tirer le désir du côté de la vie, jusqu’à envisager l’étroite imbrication des termes : parce que la vie est mouvement, le désir en serait la sève. Allons plus loin : la positivité du désir peut nous amener à douter qu’il soit vraiment causé par son objet. Ceux qui furent sujet à la cristallisation amoureusev iront-ils nier que le désir peut être si fort qu’il en vient parfois… à créer lui-même l’objet du désir ?
DÉSIR ET VOLONTÉ
Mais en assimilant le désir à une force, on s’expose à l’objection. On soulignait plus haut que nos penchants étaient aussi bien qualifiés de faiblesses, et l’on ne manque pas d’éprouver cette faiblesse, lorsque, par exemple, on cède à une envie. Or admettre qu’on cède, c’est en même temps reconnaître qu’on disposerait des moyens de résister, sans quoi l’on ne se blâmerait pas. Comme le voulait Kant, rares sont les penchants suffisamment forts pour nous entraîner avec fatalité : tout individu convaincu que la satisfaction de son inclination le conduirait à la mort trouverait, soutient l’auteur, la force d’y renoncervi. Par suite, le désir, dont on prétend qu’il est parfois plus fort que soi, n’est peut-être pas l’attribut le plus essentiel du moivii.
On en tirera l’idée que l’assimilation du désir à une force repose sur une confusion, celle de nos penchants et de ce qui les combat, savoir la volonté qui, elle, est notre véritable force. On l’admettra d’ailleurs sans peine si l’on songe au mérite de celui qui sait en faire preuve : on ne dit pas bravo à qui désire fumer une cigarette, mais à celui qui, justement parce qu’il fait preuve de volonté, sait dire non à son envie, et se possède ainsi lui-même. C’est donc que la force n’est pas dans le penchant mais dans ce qui le domine, et dont l’usage est parfaitement méritoire : la force du volontaire n’est pas la chose du monde la mieux partagée, et ce n’est certainement pas pour rien que Descartes définissait la vertu par la résolutionviii, soit le fait de ne jamais manquer de faire ce que la raison juge être le meilleur.
Volonté résolue, c’est donc pléonasme. Pour ce qui est du désir, c’est différent, puisqu’on a franchement tendance à en surestimer la force. Certes, le désir peut nous mettre en mouvement. On admettra cependant que, même obstiné, il se révèle souvent velléitaire ou veule, ce qui est tout le contraire du volontaire ; l’expérience de la lâcheté est commune, et l’on s’est tous au moins une fois reproché son manque de courage, face à un désir pourtant bien présent. C’est que la force propre à nous faire avancer n’est nullement contenu dans la logique désirante, face à laquelle nous sommes essentiellement passifs ; très souvent, la perspective d’avoir à se vaincre conduit à renoncer.
Il vaut donc la peine, sur ce point, de méditer les mots de Paul Barrassin : « L’homme ne sera jamais fier que de ses souffrances, en particulier de celles qui sont efforts et « épreuves ». C’est ainsi. Reste à comprendre la leçon »ix.
i Victor Hugo, Ceux qui vivent…, Les châtiments.
ii Selon l’expression de Frédéric Lenoir, dans un entretien donné à Psychologies.com le 23/06/2023.
iii Molière, Don Juan.
iv Kierkegaard, Ou bien… ou bien.
v Pour une description, voir Stendhal, De l’amour.
vi « Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. ». Kant, Critique de la raison pratique.
vii Comme le veut René Girard, qui, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard s’efforce de montrer que tout désir est par essence mimétique ; autrement dit, et contrairement à l’illusion typiquement romantique, le désir n’est jamais l’expression d’une personnalité.
viii Descartes, Lettre à Élisabeth du 4 août 1645.
ix Paul Barrassin, La secte.
©PIERRE SOUBIALE