De The Short Timers de Gustav Hasford à Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. Le passage du roman au film met en lumière le dualisme anthropologique du roman
Le roman semi-autobiographique Le merdier (The Short-Timers, 1979) de l’écrivain américain Gustav Hasford, correspondant de guerre pendant l’offensive du Têt de 1968, présente une chronique du conflit dans laquelle l’homme s’éprouve profondément divisé entre ses idéaux et ce qu’il doit faire. À partir de ce roman, et inspiré par le récit d’un autre correspondant de guerre, Michael Herr, qui publia Putain de mort (Dispatches, 1977), Stanley Kubrick travaille ce thème pour démesurément l’amplifier afin de le porter en exemplarité de ce qu’il voit en chaque être humain, et que la guerre révèlerait de façon canonique, ici la dualité de l’homme. Ainsi, Full Metal Jacket semble décrire une anthropologie d’un être humain double.
« JE VOIS LE BIEN, JE L’APPROUVE, ET JE FAIS LE MAL » : LA DUALITÉ OBSERVÉE
Dans Agir contre soi. La faiblesse de volonté (2007), le philosophe et sociologue norvégien Jon Elster désigne par faiblesse de la volonté ce qui se produit chez quelqu’un qui agit contre ce qu’il estime devoir faire. Ce trait singulier se trouve parfaitement décrit dans Les métamorphoses d’Ovide dans lesquelles Médée se lamente ainsi : « Je vois le bien, je l’approuve, et je fais le mal ». De même l’apôtre Paul déclare dans la lettre aux Romains qu’il fait le mal qu’il ne voudrait pas faire et ne fait pas le bien qu’il voudrait faire. Les philosophes classiques expliquaient cette dualité de l’être humain par l’opposition entre la raison et les passions. Les théologiens chrétiens y ont vu le combat entre le bien et le mal (le péché et la chute). Les psychologues et les économistes se sont intéressés aux causes de cette dualité et ont mis en évidence que l’une des causes possibles étaient ce qu’ils ont nommé « l’escompte hyperbolique du futur » c’est-à-dire une forme impatiente d’attente du futur, par exemple la position de Paul vis-à-vis de la résurrection du Christ en voulant ne plus rien connaître du Jésus de l’histoire. L’attitude appelée hyperbolique conduit à un renversement des préférences. Le renversement des préférences, conséquence de l’oubli de la temporalité et de l’épaisseur patiente de l‘histoire, devient le signe de la dualité. Dans ce renversement, l’individu s’éprouve double, divisé en lui-même, face à ce qu’il perçoit comme un échec ou une défaillance par rapport à ses idéaux. Cette division d’avec soi-même semble incarner la dualité de l’être humain, homme comme Paul ou femme comme Médée.
Cette tension interne est la question à laquelle s’affrontent, dans le genre cinématographique qui leur est propre, les films de Stanley Kubrick. Ses films nous dépeignent un personnage écartelé entre des idéaux platoniciens inaccessibles (le ciel) et une réalité concrète qui s’y oppose et qui les corrompt (la terre). Les personnages de ces films sont ainsi déchirés entre une impuissance due à leur faiblesse de volonté pour atteindre leur idéal, et une corruption de leur être due à une puissance destructrice si leur volonté n’est pas affaiblie. Ils deviennent fous (Docteur Folamour, Shining), désorientés (Eyes Wide Shut), déshumanisés (Orange mécanique), voire les trois à la fois dans certains cas (Full Metal Jacket). Cette figure intrinsèque récurrente des films de Kubrick représente un « topos » que nous considérons comme une image de la dualité de l’être humain.
Le film qui présente cette dualité de façon emblématique est Full Metal Jacket (1987). Bâti sur le roman The Short-Timers, il retrace, comme le roman, l’évolution de plusieurs soldats américains pendant la guerre du Vietnam avant et après l’offensive du Têt (janvier à mai 1968). Mais le roman de Gustav Hasford, et la guerre du Vietnam, sont pour Kubrick l’occasion de d’apporter sa touche propre en présentant une réflexion sur la dualité de l’être humain.
Le titre du film, Full Metal Jacket, a bizarrement été non traduit en français au moment de la sortie en France. Littéralement, dans le vocabulaire militaire, Metal Jacket désigne la structure externe d’une balle chemisée ou balle blindée, un type de munition qui consiste en la juxtaposition d’un noyau d’alliage mou (par exemple du plomb) encastré dans une coquille faite d’un métal plus dur. C’est cette coquille extérieure qui donne son nom de « chemisée » à la munition. Telle une chemise, le métal enveloppe le noyau mou d’une surcouche dure : la balle est chemisée dans une forme habituelle (pointue). Rappelons aussi que le mot munition vient du mot latin munitionem ou du verbe munire qui signifie munir. Une munition est donc originellement quelque chose dont on se munit.
Au-delà du vocabulaire militaire, le terme metal jacket désigne dans l’industrie tout revêtement métallique, par exemple des gaines métalliques pour des joints d’étanchéité. On peut donc comprendre metal jacket comme une enveloppe de métal qui enserre un centre moins dur. Le terme anglais jacket est lui-même utilisé dans un grand nombre d’expressions dans lesquelles il disparaît en français. Par exemple safari jacket est une saharienne ; puffa jacket une doudoune ; sheepskin jacket une canadienne ; dinner jacket un smoking etc.
À la lumière de ces expressions, il semble que le choix de Kubrick de transformer le titre du roman de Gustav Hasford puisse métaphoriquement désigner davantage que la seule description d’une munition particulière. On peut y voir une représentation particulière de l’homme, une anthropologie. Pour vérifier cette hypothèse, il aurait fallu pouvoir interviewer Kubrick à ce sujet précis sur le titre du film, ce qui n’a pas été fait. Mais, grâce au journaliste correspondant de guerre Michael Herr, qui publia Putain de mort (Dispatches, 1977) et qui fut le scénariste de Full Metal Jacket, on sait que Kubrick s’est explicitement servi de la notion de part d’ombre de Jung et que le concept jungien de l’ombre est bien à l’origine de la dualité de l’homme qui apparaît dans le film. D’après Michael Herr, c’était pour Kubrick une idée psychologique centrale du film. Idée qu’illustre la simultanéité entre le « né pour tuer » sur le casque militaire et le badge « paix et amour » sur la veste (voir l’affiche). Rien n’interdit donc de supposer que le choix de ce titre reflète une inquiétude constante de Kubrick sur la nature de l’homme, un souci anthropologique.
Nous suivons le déroulé du roman et du film. La première partie du roman se situe au camp d’entraînement des Marines, la seconde partie décrit leur parcours au Vietnam.
« DIEU BANDE POUR LES MARINES » : LA DUALITÉ CONSTRUITE
La première partie du film suit fidèlement le roman et se situe au camp d’entraînement de Parris Island (le MCRD PI, Marine Corps Recruit Depot Parris Island) et décrit le conditionnement des personnages. Le but de la formation des futures troupes de marine des Etats-Unis (les Marines) est de revêtir d’une carapace dure (métallique) les ventres mous des jeunes recrues. Une armure. Ce qui est naturel dans tout entraînement militaire. Mais dans son traitement de cette partie du roman, Kubrick insiste sur autre chose : endosser un vêtement (métallique) doit revenir, en quelque sorte, à chercher à acquérir un moi de substitution.
Le sergent instructeur Hartman s’efforce de transformer les nouvelles recrues par un conditionnement systématique de leur comportement. Les nombreuses scènes de la première partie du film sont ponctuées par les invectives d’Hartman qui rythment les différentes étapes de la mise en place de ce moi de substitution. C’est une sorte de codage moral dans lequel l’objectif n’est pas de conformer l’homme à une norme du bien, mais dans une attitude de tueur face à l’ennemi (l’inscription sur le casque « né pour tuer »). Ainsi par exemple :
« Si vous ressortez de chez moi les loulouttes, si vous survivez à mon instruction, vous deviendrez une arme, vous deviendrez un prêtre de la mort implorant la guerre. En attendant ce moment-là, vous êtes du vomi, vous êtes le niveau zéro de la vie sur Terre. Vous n’êtes même pas humains, bande d’enfoirés ! Vous n’êtes que du branlomane végétatif, des paquets de merdes d’amphibiens, de la chiasse ! Parce que je suis une peau de vache, vous me haïrez… mais plus vous me haïrez et mieux vous apprendrez. Je suis vache mais je suis réglo ! Aucun sectarisme racial ici. Je n’ai rien contre les négros, ritals, youpins ou métèques. Ici vous n’êtes tous que des vrais connards et j’ai comme consigne de balancer toutes les couilles de loups qui n’ont pas la pointure pour servir ma chère unité. Tas de punaises, est-ce que c’est clair ? »
Les convictions personnelles et les croyances religieuses doivent disparaître dans un espace personnel qui ne doit pas émerger de la carapace dure que Hartman tente de mettre en place. Ainsi par exemple cette invective d’anthologie à propos de Noël :
« Aujourd’hui, c’est le jour de Noël. On va vous offrir un spectacle exceptionnel à neuf heures trente exactement. L’aumônier Charlie va vous dire comment notre monde libre l’emportera sur le communisme avec l’aide de Dieu et d’une poignée de Marines ! Dieu, là-haut, bande pour les Marines, parce que nous tuons tout ce que nous voyons ! Il fait ses affaires, nous faisons les nôtres ! Nous, pour le remercier de nous offrir un tel pouvoir, nous approvisionnons son Paradis en âmes fraîches ! Dieu existait avant que les Marines soient là. Vous pouvez donc donner votre cœur à Jésus, mais votre cul, lui, appartient à votre unité ! Alors les louloutes, c’est clair ? ».
Le film montre que la tentative d’habiller l’homme par un revêtement construit, un déguisement en dur, aboutit à trois situations différentes qui chacune se révèle catastrophique. Dans le premier cas, l’opération de conditionnement fonctionne et l’être humain se déshumanise. Ce sera le cas pour certains des personnages que l’on verra à l’œuvre dans la seconde partie du film, comme le soldat qui répond au surnom de « brute épaisse » (dans la traduction française) et qui dit ne se battre que pour l’amour du carnage. Dans le deuxième cas, l’opération de conditionnement échoue et l’être humain se suicide. Ce sera le cas pour le personnage surnommé « grosse baleine » (dans la traduction française), qui devient la tête de turc du sergent Hartman qu’il finira par tuer avant de suicider. Le conditionnement lui fait perdre sa raison et il devient simultanément le meilleur produit du conditionnement et celui qui, par son geste, en signifiera l’échec.
Dans le troisième cas, l’opération de conditionnement réussit, mais au prix d’une scission interne de l’être humain. C’est le cas du personnage principal du film, surnommé « guignol » en français mais dont le surnom anglais est plus précis : le « joker », celui qui peut bouleverser l’ordre établi. La surface de sa personne est devenue dure, l’enveloppe métallique – metal jacket – est là puisque c’est lui qui n’hésitera pas à tuer, à la fin du film, le tireur embusqué nord-vietnamien qui avait abattu plusieurs soldats de sa section, alors même que ce tireur est blessé au sol et qu’il s’agit d’une femme. Mais son idéal reste ce qu’il était. Il porte un badge sur sa veste militaire, qui représente le symbole de la paix. A un général qui lui demande ce que signifie cette mascarade (« né pour tuer » sur son casque et badge « paix et amour » de sa veste), il répond que cela représente un « truc jungien », la dualité de l’être humain.
La dualité de l’être humain dans la seconde partie du film : « né pour tuer » sur le casque et badge « paix et amour » sur la veste (capture d’écran)
Full Metal Jacket montre ainsi que l’articulation non résolue entre le ciel platonicien des idéaux inaccessibles et la terre dure des réalités corruptrices conduit à une profonde dualité amenant la dislocation de l’homme : l’être humain se déshumanise, se suicide, ou se scinde.
« JE N’AI PAS PEUR » : LA DUALITÉ EFFICACE ?
Dans un entretien au journal Play Boy, Kubrick déclara : « L’homme du vingtième siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue ». Rapprochons l’image nautique de Kubrick avec deux autres métaphores qui expriment la même idée, celle de Max Weber et celle d’Anthony Giddens. Pour évoquer la situation de l’homme embarqué dans le mouvement de la modernité, Max Weber évoquait un fiacre dont nous ne pouvions descendre. Dans Les conséquences de la modernité (1994), Anthony Giddens imagine quant à lui un camion fou, un « Jaggernaut ». Ce mot vient de l’hindi Jagannatah, le seigneur du monde, l’un des titres de Krishna : chaque année, l’idole de la divinité était promenée sur un chariot, et certains de ses adorateurs mourraient écrasés sous ses roues. Analysant les causes et les conséquences des dérèglements de la société occidentale, Giddens compare le mouvement de la modernité à un camion fou qui s’est emballé : nous pouvons collectivement diriger ce camion mais seulement dans une certaine mesure. À tout instant, il peut échapper à notre contrôle : c’est un fiacre dont on ne peut descendre, un camion fou, une barque sans gouvernail.
Dans ce monde à la dérive, Kubrick nous présente la solution du collage de personnalité, du déguisement de l’homme face à l’adversité, des dispositifs de vestimentation qui doivent permettre d’affronter la peur. Il est remarquable que la fin du film se termine avec la voix off de « Joker » pendant que la section marche en chantant une comptine enfantine. Cette voix nous fait entendre sa pensée et ses dernières paroles :
« Mes pensées dérivent vers des seins durs, des rêves érotiques vers Marie Jeanne de la chatte nase et la grande foutrerie du retour. Je suis si heureux d’être vivant. Entier, et presque au bout. Je vis dans un monde merdique, ça oui. Mais je suis vivant. Et je n’ai pas peur ».
Pour Kubrick, la peur est vaincue grâce à un moi de substitution, la full metal jacket, qui recouvre le for interne de l’être humain. La dualité anthropologique semble ici représenter une protection face aux dangers de la postmodernité.
Dans le passage du roman au film, la dualité acquiert une position ambiguë. D’une part, Kubrick dépeint la dualité comme une trace anthropologique indépassable qui structure l’action de l’être humain depuis Médée ou Paul. De l’autre, il semble en faire la conséquence d’une protection indispensable face à un monde devenu invivable qui est celui de la postmodernité. Pourrait-on supposer que la démarche de Kubrick s’apparente à une quête de réunification intérieure de l’être humain, qui échouerait systématiquement quelles que soient les situations rencontrées ?
Muchas gracias. ?Como puedo iniciar sesion?