La modernité a contribué à créer quelques mythes autour de l’art, dont le plus caractéristique semble être celui de l’« originalité ». En réaction à l’imitation des Anciens inculquée par les académies, les artistes modernes n’ont pas lésiné sur les manifestes pour défendre un art purement original, dénué de toute tradition, qui germerait miraculeusement d’un esprit brillant. Mais face à une œuvre sans histoire collective, à qui pourrait bien s’adresser l’original pour l’original ?
MALENTENDU SUR L’ARTISTE ROMANTIQUE
S’intéresser à l’art moderne, c’est en premier lieu interroger ses dates. Bon nombre d’historiens de l’art s’accordent à situer son apparition autour des années 1860, autrement dit, à la naissance de l’impressionnisme. Il s’agit là d’un choix qu’il serait bon de questionner, car la modernité – qui se caractérise par son exploration de la subjectivité et son rejet de la narration – devrait plus justement trouver racine dans l’émergence d’un courant majeur né au début du XIXe siècle : le romantisme.
Les romantiques, en valorisant l’individu, son introspection et sa sensibilité, se présentent comme les premiers modernes. Mais dans le nouveau monde industriel, leurs héritiers n’ont pas été tendres et ont contribué à forger une image stéréotypée du mouvement, réduit à un culte du moi mièvre et narcissique. C’est pourtant mécomprendre l’origine du romantisme qui, au lendemain des Lumières et de la Révolution française, s’est érigé comme un opposant du rationalisme triomphant, de la standardisation et de la productivité des machines, préférant louer la singularité et l’émancipation de l’individu.
Dans cette visée, l’artiste romantique n’est donc pas un Narcisse : il suffit de faire une halte devant les paysages peints par Caspar David Friedrich pour constater qu’aucun de ses personnages n’est représenté de face, cela afin de permettre au spectateur de se projeter en lui. De cette manière, Friedrich se présente davantage comme un éclaireur révélant à tout individu la force créatrice qu’il peut puiser en lui-même. Et paradoxalement, cette force intime, loin de l’isoler du monde, le réconcilie avec la sensibilité propre à tout être.
L’ILLUSION D’UNE ORIGINALITÉ PURE
Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Les modernes ont un goût immodéré pour la provocation, ce qui a contribué à déformer la philosophie romantique au fil des siècles, jusqu’à advenir à une certaine forme de radicalité. Certains fauves ont défendu un individualisme bien éloigné de la dimension universaliste de leurs prédécesseurs. Dans son Autobiographie, Maurice de Vlaminck se rebelle : « Quand j’ai la couleur dans les mains, la peinture des autres, je m’en fous : la vie et moi, moi et la vie ».
Cette conception de l’artiste solitaire, en retrait du monde et de ses contemporains, a contribué à forger un mythe : le créateur moderne serait mû par une inspiration géniale, lui permettant de concevoir une œuvre radicalement nouvelle, ne reposant sur aucune tradition. C’est en tout cas ce que prône le manifeste des futuristes publié par Le Figaro en 1909 : une « suppression de l’Histoire » pour un « dynamisme plastique ». L’œuvre moderne n’a pas d’autre consigne : elle doit être originale ou rien.
CREUSER LA MÉMOIRE COLLECTIVE
Pourtant, en s’assignant à une originalité pure, l’œuvre moderne fait face à une contradiction interne, tout comme son créateur. Si Maurice de Vlaminck dit ne pas se préoccuper des autres et préférer son rapport solitaire avec le monde, il s’est pourtant formé en fréquentant les musées, a côtoyé toute sa vie un bon nombre d’artistes et a participé à plusieurs expositions internationales.
Quant à l’œuvre elle-même, aucune ne peut prétendre être d’une originalité pure, sans référence et sans histoire. Maurice de Vlaminck a toujours admiré la peinture de Vincent Van Gogh, qui s’est lui-même inspiré des estampes japonaises et de l’iconographie chrétienne. Cy Twombly, qui bouleverse la figuration, ne manque pas pour autant de citer la mythologie grecque, tandis qu’Anselm Kiefer se nourrit de la philosophie moderne pour évoquer la barbarie du nazisme : « L’Histoire pour moi est un matériau comme le paysage ou la couleur ».
Toute œuvre a donc un sens dès lors qu’elle travaille la mémoire collective, autrement, elle n’aurait aucune résonnance auprès de son public. C’est justement parce que l’artiste fait l’effort de se confronter à sa « solitude intérieure »[1] qu’il rencontre l’Histoire à laquelle il appartient. En le reconnaissant, il affirme ainsi l’unicité de ce que l’on nomme le « style », voué à révéler une vérité universelle à travers une expérience singulière.
© ROMANE FRAYSSE
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[1] Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke, en parfait héritier des romantiques, développe une philosophie autour de la « solitude intérieure », présentée comme la condition nécessaire à tout acte de création.
Image à la une : Vernissage de l’exposition Max Ernst à la librairie « Au sans pareil », mai-juin 1921 : René Hilsum (directeur de la librairie), Benjamin Péret, Charchoune, Philippe Soupault, Jacques Rigaut et André Breton – © BnF / Suzanne Nagy
Bonjour,
À mon sens il n’y a pas complète contradiction. L’originalité consistant par exemple à s’appuyer sur le tradition pour la briser – Miró : « je veux détruire tout ce qu’il y a en peinture » – comme un karatéka fend une brique en deux. Elle n’émerge pas des limbes ou du vide étant entendu que l’artiste doit connaître « la brique », et même la palper, pour la briser ou a minima s’en détourner. D’accord sur le fait que les artistes les plus novateurs n’ignorent jamais les maîtres du passé.
Je dirais donc que l’originalité n’est pas création de novo mais plutôt rupture ou abandon puis éloignement.
Cordialement
Louis LePare