En 1834, Nikolaï Gogol a écrit Le Journal d’un fou, une nouvelle sous forme de journal intime durant quelques jours et qui sera publié l’année suivante dans un recueil de nouvelles intitulé Arabesques. En 1843, dans ses Œuvres complètes, l’auteur choisit de l’inclure dans le recueil des Nouvelles de Pétersbourg. Comme dans une grande partie de cette œuvre, son personnage principal (Poprichtchine) se trouve au cœur du système de la grande ville russe : Saint Pétersbourg et dans la fameuse artère : Perspective Nevski. Poprichtchine est un petit fonctionnaire écrasé par la machine de la bureaucratie aulique face à ses errances mentales de plus en plus virulentes de son chef de section.
03 octobre
« J’avoue que je ne serais jamais allé au ministère, si j’avais su d’avance quelle mine revêche ferait notre chef de section…Le vilain oiseau! Il est sûrement jaloux de moi, parce que je travaille dans le cabinet du directeur et que je taille les plumes de son Excellence… Je ne vois pas l’intérêt qu’il y a à travailler dans un ministère. Cela ne rapporte absolument rien. À la régence de la province, à la chambre civile ou à la chambre des finances, c’est une autre paire de manches : on en voit là-bas qui sont blottis dans les coins à griffonner »
Après un long processus de déshumanisation administratif, le point de basculement mental de Poprichtchine s’opère dans une rencontre canine impromptue aussi dès le 03 octobre.
« Sa petite chienne qui n’avait pas réussi à franchir le seuil du magasin, était restée dans la rue. Je connais cette petite chienne. Elle s’appelle Medji. Il ne s’était pas écoulé une minute que j’ai entendu soudain une voix fluette : « Bonjour, Medji ! » En voilà bien d’une autre ! Qui disait cela ? J’ai regardé autour de moi et j’ai vu deux dames qui passaient sous un parapluie: l’une vieille, l’autre toute jeune ; mais elles m’avaient déjà dépassé et, à côté de moi, la voix a retenti de nouveau : « Tu n’as pas honte, Medji ! » Quelle diablerie ! je vois Medji flairer le chien qui suivait les dames. « Hé ! hé ! me suis-je dit, mais est-ce que je ne serais pas saoul ! » Pourtant cela m’arrive rarement. « Non, Fidèle, tu te trompes (j’ai vu de mes yeux Medji prononcer ces mots), j’ai été, ouah ! ouah ! j’ai été, ouah ! ouah ! ouah ! très malade. » Voyez-moi un peu ce chien ! J’avoue que j’ai été stupéfait en l’entendant parler comme les hommes. Mais plus tard, après avoir bien réfléchi à tout cela, j’ai cessé de m’étonner. »
Est-ce qu’un état mental amoureux peut atténuer voire soigner une santé mentale qui déraille tout doucement ?
04 octobre
« Après cela, j’ai vu qu’il était midi et demi passé et que notre chef ne sortait toujours pas de sa chambre. Mais vers une heure et demie il s’est produit un incident qu’aucune plume ne peut dépeindre. La porte s’est ouverte : j’ai cru que c’était le directeur et me suis levé aussitôt, mes papiers à la main. Or c’était elle, elle-même ! Saints du paradis, comme elle était bien habillée ! Elle portait une robe blanche comme du duvet de cygne : une splendeur ! Et le coup d’œil qu’elle m’a jeté ! Un soleil, par dieu, un vrai soleil ! »
Son chef de section ne lui donne aucun répit malgré les ascenseurs amoureux émotionnels et les vexations hiérarchiques.
06 novembre
« Notre chef de section est déchaîné. Quand je suis arrivé au ministère, il m’a fait appeler et a commencé ainsi : …
« -Allons, réfléchis bien. Tu as passé la quarantaine, n’est-ce pas ? Il serait temps de rassembler tes esprits. Qu’est-ce que tu imagines ? Crois-tu que je ne suis pas au courant de toutes tes gamineries ? Voilà tu tournes autour de la fille du directeur maintenant ? Mais regarde-toi, songe une minute à ce que tu es ! Un zéro, rien de plus. Es tu n’es pas un sou vaillant. Regarde-toi un peu dans la glace, tu ne manques pas de prétention ! »
Poprichtchine est toujours amoureux pour la fille du directeur et Medji la chienne peut être encore d’un secours. Soutirer des informations par le truchement d’un animal, le grotesque et l’absurde ne sont plus très loin.
11 novembre
« Aujourd’hui, par ailleurs, j’ai eu comme une illumination : je me suis rappelé cette conversation que j’ai surprise entre deux chiens sur la Perspective Nevski. « C’est bon, me suis-je dit, maintenant, je saurai tout. Il faut intercepter la correspondance qu’entretiennent ces sales cabots. Alors, j’apprendrai sûrement quelque chose. « J’avoue qu’une fois même, j’ai appelé Medji et lui ai dit :
« Ecoute, Medji, nous sommes seuls, tu le vois ; si tu veux, je peux aussi fermer la porte, ainsi personne ne nous verra. Dis-moi tout ce que tu sais de ta maitresse. Que fait-elle ? Qui est-elle? Je te jure de ne rien dire à personne. »
An 2000, 43e jour d’avril
« Aujourd’hui est un jour de grande solennité ! L’Espagne a un roi. On l’a trouvé. Ce roi, c’est moi. »
Poprichtchine est devenu le roi de l’Espagne et qui s’est construit un château solidement bien schizophrénique. Le processus de délitement mental s’est fait en quelques jours dans cette nouvelle. Malheureusement, l’amour pour la fille du directeur ne lui a pas été d’un grand secours pour sa santé mentale.
Gogol a construit dans les nouvelles de Pétersbourg (i.e. le journal d’un fou) un concentré de grotesque, d’absurdité et parfois le fantastique. En effet, la mécanique de la narration est toujours parfaite et huilée : Une ville impériale, une bureaucratie autour de la cour des Tsars et des petits fonctionnaires mais c’est dans le grain de sable, la faille que la machine va dérailler et avec célérité. Poprichtchine s’éloigne de la raison au fur et à mesure de la nouvelle. L’amour rédemptrice de la folie n’existe pas, elle ne peut pas soigner. L’amour ajoute de la folie à sa propre folie. Sa prétendante le méprise juste parce qu’il n’est rien dans cette hiérarchie sociale et sentimentale. Ce rien, c’est un nihilisme social sans aucune espérance. Poprichtchine va se créer un autre univers mental et à partir de rien se rêver Roi d’Espagne avec une confusion temporelle certaine. D’ailleurs, le parallèle est très fort entre Le procès de Kafka et le journal d’un fou (90 ans d’écart entre les deux œuvres). On y retrouve des ingrédients narratifs communs entre les deux auteurs. Kafka contrairement à Gogol, a créé l’« ABSURDISTAN » bureaucratique et par conséquent annihilation de la civilisation à travers Joseph K. Le Poprichtchine de Gogol est entré dans les illuminés amoureux transis dans un déterminisme social absurde.
Nicolas Gogol, Les nouvelles de Pétersbourg : Journal d’un fou, Collection Folio classique (n°3145), Gallimard, 13 juillet 1998, 30 pages.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-classique/Nouvelles-de-Petersbourg
1 Arabesques, N. Gogol
2 Œuvres complètes, N. Gogol
3 Les nouvelles de Pétersbourg, N. Gogol
4 Le procès, F. Kafka