La spiritualité définit ordinairement l’effort qui vise à réduire la dépendance de l’esprit au corps. C’est pourquoi on l’associe à toute une série d’exercices (les fameux exercices spirituels), qui, au-delà de leur diversité , auraient pour fonction d’élever cet esprit.
Toutefois, la question se pose de savoir ce que peut signifier une telle élévation. Car si la spiritualité est purification, celle-ci ne saurait évidemment viser la désincarnation, laquelle est impossible ; parce qu’elle ne cherche pas à affranchir l’esprit du corps, la quête spirituelle n’implique pas de nier, comme on pourrait le croire, le dualisme humain, qui constitue une donnée indépassable : l’homme est incarné, ou n’est pas. On tâchera donc ici de soutenir que la spiritualité, quête ardue mais possible, relève moins d’une problématique physique que psychique ; autrement dit, qu’elle consiste à éprouver non pas, donc, son dualisme, mais plus spécifiquement sa dualité.
Entre les deux, quelle différence ?
L’ESPRIT DE LA SPIRITUALITÉ
Bien que la notion de spiritualité renvoie à celle d’esprit, les deux ne sont pourtant pas synonymes ; commençons donc par énumérer les différentes acceptions du pouvoir de penser, et tâchons de cerner celle impliquée par la spiritualité.
Si l’on s’en remet à la définition proposée par Descartes dans ses Méditations, une chose qui pense est une chose « qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » . On voit donc que prise lato sensu, la pensée englobe deux types d’opérations : celles de l’entendement d’une part (douter, entendre, concevoir, affirmer, nier et vouloir), et de la sensibilité de l’autre (ici l’imagination et la sensation ). À quoi aura-t-on affaire avec la spiritualité ?
Probablement pas à l’entendement : le raisonnement, l’abstraction, la volonté, l’analyse ou la synthèse qui définissent l’intelligence ne sont pas, à proprement parler, des exercices spirituels ; bien que toutes les opérations de l’intelligence impliquent l’esprit, on conviendra que spirituel n’est pas synonyme d’intellectuel, et nul ne songerait à classer La critique de la raison pure de Kant dans le rayon « Spiritualité ».
La spiritualité serait-elle donc affaire de sensibilité ? On pourrait l’envisager. Toutefois, si spirituel n’est pas synonyme d’intellectuel, il s’en faut qu’il le soit vraiment de sensoriel ou de sentimental : sentir, se souvenir, imaginer, s’émouvoir ou même se passionner, tout cela ne suffit pas à se réclamer d’une forme de spiritualité ; bien plus, on sait que nombre d’exercices spirituels se veulent ascétiques, ce qui signifie que quiconque cultive le plaisir des sens ne purifie pas son esprit.
Mais alors, si l’esprit cultivé par la spiritualité ne correspond ni l’entendement, ni aux formes premières de la sensibilité, quel est-il ? Pour répondre, il faut voir que la spiritualité, en désignant la quête d’un esprit qui vise à réduire sa dépendance au corps, implique que ce même esprit soit conçu, non pas isolément, mais comme engagé dans son rapport au corps, et donc relatif à lui. Autrement dit, tout se passe comme si l’idée même d’élévation impliquait que l’esprit soit compris dans les termes d’une relation, et que la quête spirituelle était une manière d’incliner cette relation. Mais alors, comment définir l’esprit ainsi conçu relativement ?
DE L’ÂME, ET DE SA DUALITÉ
On soutiendra ici qu’il s’agit de l’âme, que l’on n’entendra pas mal en disant qu’elle définit bien l’esprit, mais compris dans son rapport au corps. Les deux termes, en effet, sont des corrélatifs, puisque l’on ne peut supprimer l’un sans effacer l’autre : on ne parle d’âme qu’en sous-entendant l’existence du corps auquel elle est liée. Ainsi Paul Barrassin pouvait-il écrire « qu’il y a « âme » aussitôt qu’il y a « mon corps », avant d’ajouter que « Je ne peux avoir un corps sans rapport avec lui, donc sans avoir une âme » ; l’âme, c’est donc bien l’esprit, mais compris dans la perspective de son incarnation : elle est « l’esprit s’occupant du corps » , désignant ainsi moins un terme qu’une relation.
On comprend donc que, si la spiritualité est affaire d’élévation, on pourra la définir comme l’entreprise qui vise à nous rendre maîtres de nos états d’âme. Ce qui ne peut signifier qu’une chose : travailler à libérer l’âme, non pas du corps (ce qui, on l’a vu en introduction, est impossible), mais des représentations qu’elle doit à son corps, en tant qu’elle est affectée ; autrement dit, à tout faire pour optimiser le rapport actif de l’âme au corps, en situant celle-ci au principe de ses représentations, plutôt que l’inverse. La spiritualisation, c’est donc l’effort de l’âme qui vise à contrarier la tendance naturelle du corps à la faire penser ; ou encore : l’effort d’une âme qui consiste à distinguer, parmi ses états, ceux qui sont reçus passivement, de ceux qui, actifs, ne sont dus qu’à elle-même.
La spiritualité sera donc bien affaire de sensibilité, mais au sens très particulier où le spirituel s’oppose au sensuel : là où ce dernier cultive la sensibilité passive et hédoniste du plaisir corporel, le premier met l’accent sur une sensibilité active, maîtresse de ses représentations. Ce qui ne signifie pas, encore une fois, que le rapport au corps soit jamais interrompu ou annulé : l’ennemi du spirituel n’est pas le corporel, et l’on se tromperait en pensant que le christianisme, quand il promeut la spiritualité, condamne l’incarnation ; ce que celui-ci réprouve, ce n’est pas le corps, mais bien plutôt le charnel, soit la domination en l’âme de pensées venues du corps. C’est pourquoi aussi il se pourra que l’incarnation devienne paradoxalement motif de spiritualisation : ainsi en ira-t-il par exemple de la pratique sportive, dès lors qu’elle se fait l’occasion, pour l’esprit qui surmonte la répugnance naturelle de l’âme à l’effort du corps, de s’éprouver comme parfaitement libre.
On en conclura derechef que, si la quête spirituelle vise à réduire la dépendance de l’âme au corps, ce n’est pas au sens où elle en désirerait la séparation. Bien au contraire, l’indépendance en question a plus à voir avec une opposition interne, savoir celle de l’âme avec elle-même. C’est en ce sens que la spiritualité désigne la culture d’un esprit confronté, non pas au dualisme, mais à sa dualité.
©PIERRE SOUBIALE