01.05
Fin. L’histoire est terminée, désormais. Désormais, tu sais qu’il va falloir apprendre à conjuguer au passé. A employer les pronoms au singulier. Tu le sais, mais tu ne le comprends pas. Comme une impossibilité. Tu n’en as pas envie. Et pourtant, c’est là, ça s’impose et tu n’as pas le choix : … . Tu ne réussis pas à finir tes phrases, qui restent vides. L’inachevé se propage, comme si le vide de l’inaccompli remplissait tout, partout. Tout le temps. Il y aura beaucoup de silence. Encore. N… a dit, cela tu te rappelles, « Je veux qu’on se sépare », demi-alexandrin de conclusion, et tout s’est effondré. Sidération. Beaucoup de silence.
Pour l’instant tu n’y penses pas, tu ne penses à rien, tu ne saisis plus rien, tu ne dis plus rien, tu n’es plus rien. Perdu quelque part, comme en parallèle, loin très loin là où tout s’arrête. Un jour – peut-être la veille ? l’avant-veille ? quand tu étais enfant ? – un jour tu as longuement cherché la date avant d’essayer d’écrire. Il fallait déverser ta noirceur dans l’encre, la faire se répandre sur le document Word qui s’affichait alors face à toi, peu importe ce que tu dis mais enfin dis-le, tu verras, dis-le, il ne faut pas rester seul avec ça, allez… Nous étions (tu barres, « nous » n’existe plus) On était le 12 ou le 13 peut-être, tu ne sais plus. Le 12 ou le 13, le 21 ou le 31, non, le 12, comme l’anniversaire de N…, le 12 et tu avais mis un temps considérable avant de trouver la date. Tu avais réussi quelque chose, même quelque chose de minimal, mais qui se détachait du rien environnant. Il n’y a pas de petite victoire. Tu t’étais trompé de mois.
Retour au présent – ou à ce qui s’y apparente. Au temps qui passe, il y a quelques signes indicateurs, pourtant : tes cheveux qui poussent, le climat qui change, N… aussi, ta foi qui s’efface à mesure que ton élan décroît. Tout s’entremêle et se confond. Tu deviens ton propre monde. Creux, inerte, vaporeux.
Il va falloir faire avec. Ou plutôt sans.
05.05
A droite de l’entrée de l’appartement dans lequel tu vis depuis plus de trois ans avec N…, il y a la cuisine. Elle donne sur un petit balcon, qui lui-même offre une vue plongeante sur un jardin, tantôt en jachère, tantôt bien entretenu. Il y a des roses rouges, il y a des hortensias bleus, il y a assez de place pour mettre la table dont tu te servais quand tu étais étudiant et qui a accueilli certains des anniversaires de N…, à la belle saison, dans ce jardin. Tu aurais dû t’en occuper davantage, voilà ce que tu te dis maintenant que tu en es au temps des regrets. Il y avait une vie.
Mais ce n’est pas cela qui compte, désormais, dans l’actualité immédiate : sur la partie gauche de cette cuisine se déploie un long plan de travail. On y trouve tout ce que l’on peut trouver dans une cuisine ordinaire. Pas tout à fait : sur ce plan de travail se distinguent quelques feuilles de format A4, entreposées là dans l’attente que quelqu’un les récupère, certainement. Quelqu’un c’est-à-dire toi. Tu as reçu le texto de N…, l’un de ses rares messages depuis quelques semaines et son voyage à S… . Dans ce texto, il est dit que tu dois remplir ce document, abandonné là. Un formulaire que N… a imprimé au travail, en noir et blanc ou en couleurs, tu ne sais plus, et qu’importe à présent puisque le plus important réside dans une symbolique étrange. C’est peut-être la dernière fois que vos noms figurent ensemble, et c’est pour signer la fin du PACS que vous aviez conclu quatre ans plus tôt. Tu n’as pas envie. Tu déclines ton identité : ton prénom, ton nom, ton lieu de naissance. Un interrogatoire silencieux, debout dans ta cuisine et son carrelage d’une blancheur létale. Tu pleures, évidemment, encore heureux que tu pleures. Tu signes le document, ce n’est même pas nécessaire, mais tu le fais. Ta signature est minimale, le temps et l’habitude l’ont épurée, débarrassée de ses fioritures encombrantes, il n’y a plus que l’essence, le cœur du sujet – ta signature est minimale et que, pour la première fois, tu as presque physiologiquement de la peine à la poser sur le papier.
Au milieu du plan de travail. Cerné par les souvenirs et le carrelage froid sous tes pieds nus.
06.05
Tu es donc dépacsé. Ca se dit comme ça. C’est très laid, mais c’est comme ça que ça se dit. Tu es dépacsé, défait, déboussolé, désorienté. N… t’annonce qu’il va aussi falloir déménager. Il y a une logique, tu te dis, mais elle te dépasse. En silence tu te dissous. Désormais, tout autant que l’espèce de brume qui t’environne : tu fais une dépression. Tout est « dé-». Ta vie est devenue un putain de préfixe privatif.
12.05
La force de revenir chez vous, maintenant que ce n’est plus ni chez elle ni chez toi, cette force tu ne l’as plus. Tu l’as perdue. Il te manque le courage d’affronter le terrain miné qu’est devenu votre cet appartement, le premier que vous aviez pourtant choisi ensemble. Il y a votre lit, que tu avais acheté avant de connaître N… et qui est désormais redevenu le tien. A toi tout seul. Tu te réveilles parfois dans ce lit, beaucoup trop grand, plein d’un espace inoccupé. Et tu n’arrives plus à te lever. Tu restes là. Tu attends, et tu n’essayes même plus. Tu n’as plus envie. Tu pourrais occuper cet espace, t’allonger en plein milieu de ton matelas 180×220 centimètres, mais tu ne le fais même pas. Comme un réflexe. Cet espace n’est pas le tien, cet espace appartient à N…, et parfois tu te surprends, quand ta conscience émerge et que tu réussis à nouveau à te concentrer, tu te surprends à border ce lit de la manière si particulière qui plaisait à N…, autrefois. Dans un autre monde, comme on voudra.
Il y a ce lit, dans cette chambre qui était à vous. Maintenant, N… dort au salon, à gauche quand on entre dans l’appartement. Le salon était très beau, mais ce qui le rendait si beau, c’est précisément ce qui le défigure aujourd’hui. Une décoration que vous aviez trouvée ensemble, en accordant vos goûts. Beaucoup de bleu. Une table de menuisier que vous aviez repérée sur Facebook, que vous étiez allé chercher ensemble, les chaises qui vont avec, une commode trouvée selon les mêmes modalités, vous l’aviez portée dans la rue. Des plantes, et un noyau d’avocat qui avait germé et dont la tige avait poussé très haut, entreposé là comme dans un cabinet de curiosités. Beaucoup de bleu : un fauteuil, sous le tableau d’Hugo Pratt, un tapis rond, un canapé anguleux. C’est désormais sur ce canapé que dort N…, depuis qu’elle est rentrée de son voyage à S…, et même parfois un peu avant. Comme une prémonition.
Au milieu de ces deux pôles, entre ta chambre et la sienne, il y a une espèce une espèce de vide comme un No man’s land conjugal. Tu la croises là, parfois.
13.05
Parfois. De plus en plus rarement, en fait. Et puis ce sera jamais, après l’état des lieux de l’appartement, que tu redoutes et qui à mesure que tu sens arriver la date butoir, te fait tomber dans une sorte d’angoisse incommensurable.
Juste pour toi. N… semble étonnamment légère, comme en lévitation. Parfois. Tu perds le courage d’affronter ce terrain en jachère qu’est devenu le lieu où tu aimais encore vivre, il n’y a pas si il y a très longtemps. Tu ressors la petite valise de voyage qui avait accompagné vos déambulations bretonnes, tu la remplis de vêtements au hasard, suivant les mouvements de ton corps, tu mets tes chaussures et puis tu es sorti. Marcher est devenu un effort, te lever une peine. Fini de courir. Tout est lent maintenant. Pesant. Comme la distance, pourtant minime, qui sépare ton appartement et celui où tu habitais quand tu étais enfant. Tu te retranches là, pourtant, tu te replies : il n’y a pas d’autre endroit, ou si peu en tout cas, depuis que N… est présente-absente.
Revenir dans ta chambre d’adolescent est une immense régression. Il y a un lit simple, des étagères avec des mangas où les gens n’ont rien d’autre à faire que se mettre sur la gueule pour sauver le monde. Des combats épiques, des aventures moins désespérées que la tienne. Il y a le vieux poster, accroché au mur, juste à côté du lit, où Zidane flamboyant te regarde, te demande ce que tu fous là – et tu ne peux pas lui donner tort, Zidane a toujours raison. Zidane s’apprête à délivrer une passe aveugle pour faire marquer et gagner l’équipe de France. Retour en 2004, égarement dans un indéfini temporel dans lequel tu te sens engouffré maintenant. Le poster a un peu jauni. Il est toujours là. Comme un symbole.
Il est toujours là, et toi tu y es à nouveau. Tu as honte. Enormément. Tout le temps.
14.05
Tu n’as plus d’avenir. Tu idéalises le passé. Ton ……. présent ………… est devenu ………………… un texte à trous. Que tu n’arrives pas à combler. C’est plus fort que toi, beaucoup plus fort. Tu t’inclines et tu pleures. Il ne reste rien d’autre, et c’est encore l’une des rares choses que tu saches faire.
Tu as essayé de lire, un peu plus tôt, tu n’as rien suivi et tu as déclaré forfait au bout de dix pages. Tu as essayé de regarder la télé, aussi, tu ne t’es plus souvenu de ce que tu avais vu la veille, ou peut-être l’avant-veille, ou peut-être n’importe quand. Tu as essayé de manger, tu n’avais pas faim, plus faim. Tu as essayé de dormir, tu n’as pas réussi.
Les nuits sont très longues quand on réfléchit-réfléchit-réfléchit aux mots d’adieu que l’on va envoyer à sa belle-famille.
Au matin, tu écris ces mots, maintenant que tu n’as plus rien d’autre à écrire, comme un auteur qui a perdu sa protagoniste. Ce matin est très sombre. A midi, tu te sens bercé mais tu ne veux pas t’endormir. Dormir soulagerait tes maux, certes, mais tu sais que ton inconscient peut être une belle saloperie depuis quelque temps, et il y en a déjà suffisamment comme ça quand tu es éveillé. Alors tu ne céderas pas. Tu refuses. Tout est plus facile que de se réveiller, après des nuits au sommeil destructeur donnant naissance aux matins terribles. Un jour, tu avais pourtant dormi, mal, par bribes, mais si profondément qu’au réveil, tu avais vu la trace de ton oreille droite sur ton bras. Tu avais pleuré ce jour-là, beaucoup pleuré : cette trace là, il n’y avait que sur les jambes de N… qu’elle s’affichait autrefois.
15.05
Tu pleures beaucoup, et puis tes angoisses occupent tout l’espace. Tes proches te disent que tu vas te réinventer, écrire un nouveau chapitre, ta psychologue que deux moins un n’égale pas zéro, ta psychiatre quatre Xanax par jour en doublant le dosage de Sertraline. Tout ce monde a certainement raison, mais tu ne peux pas l’entendre. Ce n’est pas possible, tu te le répètes à longueur de journée. Pas possible.
Tu es las. Tu veux mettre fin à toute cette histoire, rentrer chez toi, retrouver N…, embrasser N…, rire comme un gamin avec N…, dans votre monde, et recommencer. Pas possible. Beaucoup de lassitude. Un matin l’anxiété est telle que tout semble se rapprocher se confondre et s’auto-détruire autour de toi : tu te précipites hors de ton lit, tu prends ton premier Xanax du jour mais ça ne suffit pas, manifestement, apparemment, visiblement, ça ne suffit pas, ce matin-là, ton cœur bat très vite, très très très vite dans ta poitrine, au moins aussi vite que l’enclume qui semble appuyer sur ta tête de tous les côtés est lourde, tu dois t’appuyer contre un mur, ou peut-être que c’est un meuble, enfin qu’importe, tu dois t’appuyer pour ne pas perdre l’équilibre, t’appuyer car tu n’arrives plus à respirer normalement, il y a comme une espèce de suffocation, peut-être en plein milieu de tes poumons, lente et lourde, oui c’est ça une suffocation, tu fais de grands bruits pour retrouver ton souffle perdu quelque part, tout s’embrouille un peu, autour de toi ça tourne, tout s’embrouille complètement, ça tourne sévère, même, pour tout dire, comme pendant la traversée en bateau entre M… et B… que tu as pu faire avec N… autrefois, un peu pareil mais pas tout à fait, mais un peu pareil, là ce matin-là ça ne suffit pas, c’était encore autre chose, tu te demandes si tu vas crever, mais apparemment il semblerait que non, et tu tiens (si tant est que tu puisses tenir) cette information d’une source fiable très fiable, qui te l’a dit explicitement, il semblerait qu’on ne crève pas d’angoisse amoureuse, c’est juste que ça vous, non pas vous, il n’y a plus vous, il n’y a plus que toi (et encore…), plus que toi il semblerait que ça te saisisse comme ça, d’un coup d’un seul, jusqu’à ce que tu retrouves un peu de souffle. Quand ta première crise d’angoisse s’arrête, tu es encore dans ton ancien appartement, et tu pleures beaucoup dans ton lit double.
Le reste, tu ne sais plus.
16.05
Tu te sens comme un moins-que-rien. Voilà ce que tu es devenu. Une loque qui se déprécie. N… assiste parfois, de loin, au triste spectacle solo de ta décrépitude. Quand elle était à S…, elle ne t’écrivait presque plus, elle avait d’autres activités, et ses mots ressemblaient à des messages cryptés. Des indications sommaires que l’on donne à un étranger qui demande son chemin dans la rue. Quand elle est rentrée, N… n’était plus là. Tu l’attendais pourtant et il y avait comme un vide. Tout seul, tu n’arrivais plus à rien. Du tout.
Et puis tu découvres ce que tu ne voulais pas découvrir. En fouillant, dans les affaires de la personne en laquelle tu avais le plus confiance. En fouillant, comme la dernière des merdes, et tu as eu honte, à ce moment-là, tellement honte que tu n’arrives plus à t’en défaire. Un souvenir qui te hante, une réminiscence. Une commode – vous aviez la même N… et toi, les deux côte à côte – un tiroir que tu ouvres et un petit carnet. Les pages sont pleines d’un lyrisme débordant et évoquent un voyage à S… et une romance banalement triste, tristement banale. Une romance sans toi. Oui, voilà, tu es devenu de trop. C’est en substance ce qui est écrit dans le carnet que tu refermes, que tu remets dans le tiroir, dans la commode. Peut-être que tu savais que ça arriverait, au cœur de la tempête, il y en a eu, beaucoup d’autres, dans la monotonie des jours et l’ivresse de la nuit. Mais ça ne pouvait pas arriver maintenant.
Tu dois faire le deuil d’une personne toujours vivante et des enfants que vous vouliez avoir mais qui n’existeront jamais. Pas eux. Quelque temps avant, vous évoquiez encore des prénoms, les leurs, car il y en aurait deux et ce serait bien. Tu t’assieds sur le balcon, tu fais tomber par inadvertance un pot de fleurs qui s’écrase sur le bitume donnant sur le jardin, tu te surprends à te poser des questions que tu n’aurais jamais cru te poser.
17.05
Réveil dégueulasse, il n’y a pas d’autre mot, comme seule la dépression sait t’en offrir. Tu prends désormais deux somnifères par jour. Une grande aide pour s’endormir, un peu moins pour se lever. Tu te dis qu’il faut y mettre du sien, de la volonté, et en temps normal, dans la vraie vie, tu as beaucoup de volonté, mais dans cette vie-là il semblerait qu’il y en ait moins. Un peu. Dans le lit simple de ta chambre adolescente, tu repenses au carnet de N… et à l’écriture qui ornait autrefois des livres qu’elle avait pu t’offrir, des cartes qu’elle t’avait envoyées. Tu ne peux t’empêcher de visualiser tout ce qui est écrit dans le carnet, écrit de la même main avec la même encre. Aucun problème de concentration à ce moment-là. C’est plus fort que toi. Tu n’as pas envie de voir mais quelque chose s’impose. A toi. Comme des images. Tu vois la calvitie et le corps maigre de l’autre. C’est physique, mais pour la première fois une pensée te donne la nausée. Au sens propre.
Il y a eu les maladies, les conflits, les déceptions, le deuil, les rivalités en tous genres et les mesquineries de la vie ordinaire, d’autres choses encore que tu oublies, puisque tu ne peux penser à rien d’autre, mais jamais encore tu n’avais vécu ça. Tu ne sais même plus comment en parler. Ni quoi faire.
Tu es tout seul.
01.08
C’est encore loin d’être fini. Trois jours sans Sertraline, et tu te retrouves, étranger à toi-même, à pleurer dans les endroits les plus improbables qui soient. Il y a la cage d’escalier, le supermarché. Il y a le chemin du cinéma, pour rejoindre un ami – celui qui a été le premier à te faire rire depuis longtemps, quand ton rire ne ressemblait plus à rien ou plutôt à une espèce de râle, de plainte. D’autres fois où tu avais pourtant réussi à reprendre le dessus dans l’anonymat et les moments les plus anodins d’une vie ordinaire. La tienne, désormais. On fait comme on peut.
Ce n’est pas fini. Tu pars un peu, tu te forces, loin, très loin de toutes les choses que tu as pu vivre. Ou que tu n’as plus eu envie de vivre. Tu emportes ces souvenirs avec toi, et N… reste un spectre qui revient souvent, même quand tu regardes la mer, son flux et son reflux, même dans la poésie, même dans la lune rousse qui s’élève dans la nuit noire sur le chantier naval, depuis une terrasse où tu vas lire désormais tous les jours. Tu essayes, et parfois faire semblant te fait du bien. Il semblerait qu’on ne sourie pas parce que l’on est heureux, mais que l’on est heureux parce qu’on sourit. Alors tu te forces à sourire à des inconnus, ta démarche, ton allure, tout sonne un peu faux, mais c’est déjà un pas, et parfois certains et certaines qui ont un joli sourire et peut-être une belle âme te répondent. Les regards s’assombrissent ou se remplissent parfois de compassion quand ils voient les titres des bouquins qui t’accompagnent – des bouquins de développement personnel qui donnent des pistes pour lâcher prise et avancer. Tu en lis pour la première fois, ou du moins avec une telle assiduité et autant de sérieux, crayon à la main et il arrive que tu en photographies quelques pages avec ton portable. Peut-être est-ce plus constructif que de scroller, stalker, liker. Tu y consacres pourtant beaucoup de temps et souvent tu n’as plus de batterie.
Alors, quand les regards de ces inconnus croisent le tien, et voient parfois que tu prends un médicament et une boisson sans alcool, alors ils se demandent peut-être quelle a été ton histoire et qui en a été le salaud. Mais ils savent certainement que toutes les histoires et les êtres qui les vivent sont plus compliqués que ça, qu’il n’y a pas un salaud, mais que le monde en est peuplé et que chacun en est un à sa manière, toi aussi. Tu n’échappes pas à la règle. C’est banalement triste, tristement banal. Tu revois les scènes où tu te disputais, avec ardeur, avec N…, les nuits où tu l’attendais tout seul, les petits matins froids où elle rentrait, tu as été face à toi-même, dans ce lit double, un certain nombre de fois… Tu les revois… Et tu te dis « et si », ou « peut-être », ou encore « j’aurais dû ». Ces trois formules sont assurément devenues de bonnes camarades, et certainement de mauvaises conseillères. Tout est à récrire, tu le comprends, et on ne peut le faire qu’au présent et, si on a un peu de chance et de soutien, au futur. Au futur simple.
Tu te forces, tu fais des rencontres, tu revois du monde, tu recommences à courir à écrire et à croire – un peu, pas tous les jours, ta foi se fait encore la malle par moments. Tu te forces moins. Tu refais des choses simples, parfois seul, parfois avec d’autres. Des choses simples et qui sont pourtant les plus compliquées : aller au cinéma, au théâtre, au musée, à la mer. Parfois tu pleures, quand tes vieux copains t’annoncent qu’ils ont eu un enfant ou quand dans la rue tu vois une poussette. Parfois quand tu es seul tu pleures et le monde entier devient tragique, d’autres fois tu te dis que tes larmes (ta tristesse ? ton dépit ? ton abattement ? comme on voudra) sont comme une réponse à un muscle que l’on aurait trop malmené depuis trop longtemps). Sans écouter sa peine. Alors tu fais autre chose, tu essayes, tu fais rire les gens en leur racontant des histoires qui n’ont rien à voir avec la tienne. Comme autrefois. Tu es heureux, un peu. A nouveau. Et à d’autres, tu racontes ton histoire, ses imperfections, son chemin cahoteux, sa nullité crasse et sa tristesse que l’on ne pourra peut-être jamais totalement gommer, qui sera toujours un peu là, quelque part. Ces autres là sont une chance, ils t’écoutent, te ramassent autant de fois que nécessaire et parfois tu réussis aussi à les faire rire et sourire. Loin des cris ou du silence. Des carnets dans un tiroir.
Alors c’est une grande victoire pour toi. Et tu refuses d’y voir un lot consolation : ce n’est peut-être que le début, après tout.
© LUCIEN DETHURENS
Jamais une nouvelle ne m’avait faite pleurer. Celle-ci, emplie d’une douleur universelle, avec son authenticité crue mais pourtant nécessaire, est bien la première. Un travail saisissant.