Derrière des toiles noircies par la mélancolie, Odilon Redon demeure un artiste solaire. Solaire en une chose : sa persistance à faire un art « selon soi seul », habité par les références et pourtant radieusement libre de toute assignation à une école. Avec Redon, la solitude devient ainsi un retour au corps sensible, déshabillé d’une autorité académique et morale, se laissant guider par l’éclat de ses perceptions propres dans un monde aussi étranger que fascinant.
HORS DES TENDANCES
L’histoire de l’art a tout intérêt à regrouper ses phénomènes en de vastes mouvements pour se faire entendre. Certes, il serait difficile de la penser à l’échelle individuelle, et illusoire de nier toute tendance propre à une époque. Mais il faut aussi savoir reconnaître la marginalité de certains contemporains qui, dans l’expression de leur art, ne sont pas d’une nature à se rattacher à un groupe.
Tout comme une société recale ses marginaux, l’art aussi a ses déclassés, ceux-là même qui ne composent qu’à la lumière de leurs expériences sensibles mûrement réfléchies. Si une école se crée entre des artistes soucieux d’explorer un même sujet, geste ou méthode, l’électron libre préfère explorer son corps propre, ses émotions et les impressions qui se réveillent en lui. Il en va ainsi pour le peintre Odilon Redon, comme revendiqué dans ses Confidences : « J’ai fait un art selon moi. Je l’ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu’on en ait pu dire, avec le souci constant d’obéir aux lois du naturel et de la vie ».
ENTRER EN SOI
Odilon Redon est un parfait exemple en matière de solitude. Enfant rêveur, souffrant d’épilepsie depuis ses 4 ans, il se rétablit un temps chez son oncle à Peyrelebade. Dans l’isolement de la campagne profonde, Redon s’invente un monde d’ombres et d’éclats chimériques. Il passe des heures à s’étendre sur le sol pour sentir la fraîcheur de l’herbe et contempler le défilement des nuages. « Je ne vivais qu’en moi, avec une répulsion pour tout effort physique ». De ces premières expériences solitaires, il garde à la fois une fascination et une profonde mélancolie pour ce « monde visible » aux énigmes innombrables. C’est aussi là, dans ces paysages d’intense clair-obscur, que Redon commence à se munir de ses fusains et de ses pinceaux.
Ainsi, la maladie semble avoir été un mal pour un bien. Car tout être ne peut exister qu’à condition de se confronter à lui-même. « Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer pendant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir » : quel écrivain autre que Rainer Maria Rilke a su si brillamment saisir à quel point l’acceptation de notre solitude est essentielle pour donner du sens à la vie que l’on mène ? Et afin de mener cette traversée en soi, chacun doit trouver une démarche qui lui est propre : pour Redon, ce sera la peinture « selon lui » ou rien.
UNE SOLITUDE SANS ABSOLU
Cette solitude intérieure s’observe dans les œuvres d’Odilon Redon, reconnaissables entre mille par l’usage d’une iconographie singulière – l’œil, l’araignée, les fleurs –, de références imprimées par sa mémoire, et d’une palette radieuse rappelant celle des icônes byzantines. En cela, l’art de Redon est une bonne manière de l’apprivoiser : l’œuvre, tout comme l’icône, fait office de médiatrice pour entrer en contact avec son être, se laisser émouvoir par une forme, et tenter de comprendre ce qu’elle suscite en soi.
Cette relation à l’œuvre, comme un miroir, rappelle une chose : la solitude de l’être n’est jamais absolue. S’il est nécessaire de la reconnaître pour exister « selon soi » – autrement dit, selon sa propre volonté –, il faut aussi entendre qu’elle n’est comprise qu’à travers son dialogue avec le monde sensible. Aussi, on aurait tort de la confondre avec l’isolement, car c’est au contraire ce retour à notre corps propre qui nous réconcilie avec l’extérieur.
VERS UNE SOLITUDE SOLAIRE
Loin du mythe de l’androgyne et d’une unité célébrée par le mariage chrétien, il faut donc redorer le blason de la solitude. Rester lucide sur ce qu’est l’être, sa liberté fondamentale et sa vérité propre en retournant à son corps sensible. Dès lors, quand l’être est pensé à travers le corps, il n’existe plus que dans le mouvement expansif de ses expériences, détachées de toute autorité morale, et peut explorer à sa guise les singularités qui se déploient en lui. Loin de l’isolement ou de l’oubli, c’est au contraire dans la solitude qu’il examine sa volonté et peut s’accomplir pleinement dans le monde.
« L’artiste est, au jour le jour, le réceptacle de choses ambiantes ; il reçoit du dehors des sensations qu’il transforme par voie fatale, inexorable et tenace, selon soi seul. […] Je dirai même que les saisons agissent sur lui ; elles activent ou amortissent sa sève ». Avec Odilon Redon, il faut donc revendiquer une solitude solaire, nécessaire pour éclairer le sens naturel de son existence et laisser au corps le soin de s’en approcher. Le corps sait parfaitement s’émouvoir et se réfléchir de manière autonome : lui faire confiance, c’est habiter enfin le monde « selon soi ».
© ROMANE FRAYSSE
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Les Confidences d’Odilon Redon sont à retrouver ici.
À propos de Rainer Maria Rilke, lire les merveilleuses Lettres à un jeune poète.
Image à la une : Odilon Redon, Portrait de Violette Heymann, 1910