Sollers Rollin ou l’exultation clandestine
Stéphane Barsacq, « Dominique », suivi de « Épectases de Sollers », éditions Le Clos Jouve
Ce livre de Stéphane Barsacq publié aux remarquables Éditions Le Clos Jouve est passionnant.
Tout y est beau : l’écriture, directe, émouvante, amoureuse et sans concession ; les photos, rares, presque secrètes. Dominique Rolin et Philippe Sollers sont là, vivants, souriants, plus libres que jamais, Stéphane Barsacq envoie valser la mort au coin et c’est la vie qui l’emporte comme dans cette phrase concluant une conversation téléphonique où l’auteur affirme « On les aura. » et Dominique Rolin de lui répondre en éclatant de rire : « C’est aussi ma formule. L’important est de ne pas savoir qui est ce « on » mais on les aura ! ».
Donner comme titre à cet ouvrage « Dominique », qui est aussi le titre d’un des plus beaux livres de la littérature française écrit par Eugène Fromentin est très à propos, d’autant que Dominique Rolin appréciait particulièrement ce texte qu’elle avait superbement préfacé en 1978. Elle écrivait : « On pourrait croire que Fromentin l’a écrit dans un but indirect : se délivrer de lui-même et de son époque, de la société qui le tenait enchaîné ; effacer surtout derrière lui la moindre trace de ce qu’il est convenu de nommer « biographie » pour lui substituer la seule réalité souhaitable, celle de l’écriture. »
Et c’est bien d’écriture et de sa magie subversive dont il est question avec Stéphane Barsacq. Très tôt, et sur recommandation expresse de Dominique Rolin, le jeune écrivain tient scrupuleusement son journal, rapportant paroles, gestes, expressions, petits événements qui n’ont l’air de rien, mais qui tissent pourtant la trame d’une vie à part, secrète, lumineuse, amoureuse d’un amour fou qui, comble du plaisir, va durer toute la vie, une vie entièrement consacrée à l’écriture : Sollers et Rolin sont les champions de l’exultation clandestine. Dominique Rolin, dans sa correspondance sera d’ailleurs très claire sur ce point : : « Je pense à toi avec un émerveillement qui fait comme un point brillant à chaque minute. Nous avons réussi un coup double étonnant : amour-écriture. En réalité, nous nous aimécrivons, ou bien nous nous écrivaimons. Le renversement peut se faire en toute occasion. »
Lors de la présentation de l’ouvrage à la Librairie Gallimard, Stéphane Barsacq parlait à son propos d’un « héroïsme de la joie », on ne saurait mieux dire, le 14 décembre 2000 il notait d’ailleurs dans son journal : « Dominique au téléphone. Toujours la même question, toujours répétée sur un ton décidé, toujours enthousiaste : « Stéphane, êtes-vous heureux ? » Je lui réponds : « Pas le choix ». Elle éclate de rire. » Cette constante exigence de bonheur autorise l’amour, l’écriture, la force de créer et d’être en vie ; elle est un combat sans merci contre la fatigue, la mélancolie, les mauvais coups du sort que réserve l’existence ; elle témoigne aussi de la quête d’un au-delà de soi-même : Dominique Rolin est une immense romancière, Jean Paulhan, Paul Morand, Jean Cocteau, Max Jacob et bien d’autres écrivains qui l’ont beaucoup admirée ne s’y sont pas trompés et c’est bien ce que Stéphane Barsacq nous donne à voir dans ce livre.
Au reste, si le titre réservé à l’évocation de Philippe Sollers, « Épectases de Sollers » est croustillant, il porte tout aussi loin l’exigence ; épectase qui désigne dans un sens familier la mort pendant l’orgasme est pour les chrétiens un progrès de l’homme vers Dieu. Et chez Sollers, Dieu est partout, qu’on en juge plutôt dans ces Fragments d’un dialogue rapportés par Barsacq où Sollers affirme : « Casanova est plein de Dieu, Mozart en déborde, pour ne rien dire du Marquis de Sade, justement surnommé « le divin Marquis ». (…) Je pourrais montrer à qui le désire, dans chacun de mes ouvrages, depuis mon texte sur Dante, daté de 1965, jusqu’à La Divine Comédie ou Passion fixe, de multiples ouvertures sur les différents horizons de Dieu. » Et il ajoute : « Toutes les forces négatives de l’époque tendent à empêcher l’expérience libre et personnelle du sacré. On le sert trop souvent comme charlatanisme ou produit publicitaire. Encore une fois c’est ce qui parle à travers le langage, ce qui le traverse, qui doit nous guider. »
Stéphane Barsacq n’est pas dupe du personnage médiatique, ni de la caricature que beaucoup ont fait de Sollers pour mieux masquer son œuvre enchantée, subversive et indispensable ; il rend ici à Sollers toute sa dimension, ainsi dans cette phrase, étonnante, mystérieuse : « Sur le tard du moins, le libertin était franchement austère, l’homme de plaisirs ne semblait pas en avoir connu beaucoup, l’amoureux de Tiepolo tirait vers les saints enténébrés de l’Espagne ».
Dans ce livre, l’expérience littéraire s’offre sous nos yeux dans une gratuité émouvante.
Stéphane Barsacq, Dominique, suivi de Épectases de Sollers Éditions Le Clos du Jouve
Date de parution : 30/05/2024, 116 pages, 19 euros
https://editions-leclosjouve.org/
© Jean-François Rouzières