Ah, le romantisme ! Le plus beau et le plus épique mouvement artistique du XIXe siècle, chantre du repli sur soi, de l’expression passionnée toute à la gloire de la nature et des émotions, grand manifeste du lyrisme brandi contre la rigidité du classicisme, pourvoyeur des plus grandes figures artistiques de l’histoire de notre pays : Delacroix pour la peinture, Hugo pour les lettres, Chopin pour la musique.
Initié par les allemands, défini par les anglais et totalement incarné et magnifié par les français, dont il est devenu indissociable de l’esprit et de l’identité culturelle, au point que l’adjectif « romantique » soit volontiers apposé aux hommes de notre pays dans l’imaginaire collectif (la réalité aujourd’hui est visiblement tout autre, mais passons).
Le héros romantique est mélancolique, rebelle, proche de la nature, volontiers solitaire et empreint du célèbre Mal du siècle qui était celui de cette jeune génération désenchantée née littéralement après la guerre et qui se retrouve sans but, sans idéal dans une France à la gueule de bois, vaincue, vieillarde, dépouillée de sa fougue Napoléonienne.
Et lorsqu’on observe la jeunesse française aujourd’hui, soit nos fameuses générations Y et Z, elles aussi mélancoliques et empreintes d’un mal de siècle nourri notamment par les divisions politiques, l’urgence écologique et surtout faisant face à une crise de la solitude sans précédent, on ne peut s’empêcher de dresser un parallèle avec les romantiques originels. À cela près que la jeunesse romantique du XIXe siècle se parait de la solitude par choix et avec majesté, comme d’une sublime cape, là où celle de notre époque la subit et la porte plutôt comme un humiliant fardeau.
LES SOLITAIRES ROMANTIQUES DU XIXe ÉTAIENT MAJESTUEUX
La solitude est la grande amie du héros romantique du XIXe siècle. C’est une amie qu’il choisit. Elle est une caractéristique indispensable de sa panoplie, c’est elle qui lui confère une partie de son aura, de sa majesté, c’est l’expression explicite de son mal être et de son dégoût de la société. Autant dire que ce thème est souvent central dans les œuvres romantiques. Prenez ainsi une des plus représentatives du mouvement : le célèbre Voyageur contemplant la mer de nuages, mythique tableau de Caspar Friedrich.
Dieu sait ce qui a motivé cet homme à s’exiler au sommet de cette montagne : Est-ce un dégoût profond pour la nature de ses semblables, qui motive l’isolement et la recherche d’une connexion spirituelle avec la nature ? Ou quelque chagrin d’amour causé par une dulcinée inaccessible ? Ou tout cela à la fois ? Qu’importe, regardez dans tous les cas avec quelle majesté il se tient et se retrouve sur ce sommet, en littéral et solitaire maître du monde.
Autre cas de solitude majestueuse en peinture romantique : La Mort de Sardanapale.
Inspirée par une pièce du poète Byron, (figure princière du romantisme anglais) cette toile monumentale du grand Eugène Delacroix met en scène le roi Sardanapale dans son palais qui, sur le point d’être pris par ses ennemis, ordonne à ses esclaves la destruction de tout ce qui constituait ses richesses et autres contributions à ses plaisirs d’esthète, soit chevaux et courtisanes.
Le monarque assiste au carnage depuis sa couche et domine la scène dans une pose austère, et donne une remarquable impression de liberté et de solitude souveraine face à ce chaos presque onirique.
En littérature, c’est le même combat :
Jean-Jacques Rousseau, dans ses Rêveries du promeneur solitaire, titre Ô combien évocateur, a modelé l’archétype du héros romantique persécuté et fâché contre les hommes et le monde, et qui trouve dans la nature et la solitude des refuges bienvenus (et dont le voyageur de Friedrich serait un pendant pictural). Rousseau, alors au crépuscule de son existence, livre avec cette vaste entreprise d’introspection une espèce de testament, dans lequel il décrète notamment avec cette fameuse finesse de plume qui lui est typique : » Ne trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance, et à chercher toute sa pâture au dedans de moi ».
Autre exemple notable et fondateur de l’esprit romantique : Les Souffrances du jeune Werther, le livre culte de Goethe paru en 1774, qui en plus d’apporter à son auteur un succès foudroyant dans toute l’Europe et de l’ériger en symbole premier de la littérature allemande, a contribué via son personnage principal à donner au suicide une certaine noblesse, en le présentant comme l’acte de délivrance d’un martyr de l’amour, délivré ainsi de son désespoir amoureux mais aussi des affres d’une société aux valeurs rances, dans laquelle il ne se sentait pas à sa place. Loin de susciter le mépris des lecteurs, le personnage est même au contraire devenu en ces temps-là un symbole pour la jeunesse au point d’inspirer la mode masculine et de provoquer en guise de sinistre effet de mode des vagues de suicides ! Tu parles d’aura !
Dans la lignée du Werther de Goethe, nous pouvons citer l’Octave De Musset, le héros du roman La Confession d’un enfant du siècle (et alter ego évident de l’auteur) qui après avoir été trompé par sa maîtresse (et avec son meilleur ami, pardi !) le cœur brisé et de plus rongé par le fameux Mal du siècle, s’en va mener une vie de débauché errant, se livrant à une convulsive consommation de vin et de femmes. Et incarne ainsi cette figure admirée malgré elle, celle du grand séducteur cynique et mélancolique (ou selon des termes plus contemporains, du fuckboy toxique émotionnellement indisponible) dandy et poète sur les bords qui cherche un remède désespéré à ses maux d’amour dans l’ivresse et les plaisirs charnels superficiels. Le genre de profil dont le rock et le cinéma nous ont souvent abreuvé.
Ce n’est ainsi pas un hasard si le rocker Pete Doherty fut choisi pour incarner le personnage dans l’adaptation cinématographique de 2011.
Et parmi tous ces grands apôtres de la solitude devenus monuments, nous pourrions tout aussi bien compter le René de Chateaubriand, le Sorel de Stendhal, le Marius de Hugo et surtout, surtout le néo romantique de Rostand, j’ai nommé Cyrano De Bergerac !
Grande gueule, bon vivant, bagarreur, solitaire insoumis mais aussi poète sensible et mélancolique amoureux maudit de sa cousine Roxane, et considéré assez communément comme étant le plus illustre personnage de la littérature française, Cyrano incarne entre autres belles choses, de manière paroxystique, toute la majesté du romantisme.
Même dans la peine, la souffrance, la défaite, jusque dans la solitude qu’ils s’imposent eux mêmes, les héros romantiques, chacun à leur manière, sont et restent majestueux.
On ne peut pas hélas en dire autant de nos jeunes romantiques d’aujourd’hui !
LES JEUNES ROMANTIQUES D’AUJOURD’HUI SONT PATHÉTIQUES
La terrible épidémie de solitude qui les touche est criante, mise en exergue par d’alarmants articles, études statistiques et autres sondages. C’est un fait, nos jeunes se sentent seuls. Cruel comble dans une ère où les communications, facilitées par internet et le numérique, n’ont jamais été aussi simples et rapides.
Sûrement est-ce là le problème : Trop simple, trop rapide, trop accessible, il faut faire vite mais pas forcément bien, et même lorsqu’il s’agit d’amour, on se calque sur les préceptes de la société de consommation et les applications de rencontre aidant, on choisit son partenaire comme l’on choisirait une gourde sur Amazon, que l’on jetterait dès qu’y apparaît la moindre bosse ou usure.
Est ainsi née une bonne génération d’héritiers mâles maudits d’un romantisme qui a été démoli, réduit à ses atours les plus mièvres et désormais synonyme de ringardise, de désuétude à notre époque où la vision de l’amour se fait plus pragmatique. Où le contrôle des émotions pour les hommes est un commandement.
Où exprimer sa vulnérabilité, même décemment ou avec poésie et majesté, peut être mal perçu. Une démarche à laquelle les hommes sont pourtant fortement encouragés dans le cadre de la vaste entreprise de déconstruction qui les vise de nos jours. Mais combien sont refroidis lorsqu’ils voient comment sont accueillis leurs témoignages, souvent par des quolibets de la part de femmes revanchardes qui, ayant bien flairé ces plaies de l’âme, y appuient de tout leur cœur, soucieuses de faire payer des siècles d’oppression.
Et lorsqu’elle n’est pas ainsi impitoyablement moquée, la misère de ces jeunes hommes est marchandée, exploitée entre autres par des applis de rencontres vendeuses de rêve et des influenceurs charlatans vendeurs de formations.
Autant de tourments pour une génération privée d’un romanesque qu’elle vit alors par procuration, digitalement dans des quêtes vidéoludiques ou à travers les péripéties d’une poignée de sportifs professionnels, qu’ils soient footballeurs, combattants de MMA (ou nageurs olympiques).
Une génération laissée à quai par le train de l’évolution des mœurs sociétales post soixante-huitardes, comptant en ses rangs des millions de jeunes hommes largement invisibles aux yeux des femmes (auxquelles ils ne comprennent rien!) ou engagés dans des relations par dépit (pour ceux qui en ont!) dans l’impossibilité d’exprimer leur cœur de guerrier ou leur âme de poète. Ils se retrouvent ainsi seuls, auteurs d’une vie misérable, qu’ils ne peuvent même pas offrir héroïquement sur un champ de bataille ou sacrifier majestueusement à l’intention de la reine de leur cœur.
Et qui ne peuvent même pas tirer de la solitude une glorieuse alliée.
ET QUID DE NOS REINES ROMANTIQUES D’AUJOURD’HUI ?
Elles ne sont pas mieux loties que leurs homologues masculins et subissent elles aussi la solitude, mais cela dit autrement.
Contrairement à leur aïeules de fiction du XIXe, elles sont nées dans une France à la société qui leur épargne le suivi strict du schéma couvent/mariage/enfants. Le féminisme s’est occupé au fil du temps de leur garantir les droits d’égalité et de liberté de choix du modèle de vie.
Elles n’ont également plus besoin des héros romantiques pour être célébrées ou piédestalisées. Elles sont les propres narratrices de leur idéalisation, et ont pour ce faire ces redoutables outils qu’on appelle les réseaux sociaux, notamment le Grand Roi Instagram, sur lesquels elles tiennent leurs comptes, certaines avec une minutie obsessionnelle, et s’appliquent selon le ton qui leur convient à se mettre en scène telles des divinités dans leurs temples, où affluent nombre de fidèles.
Et depuis les hauteurs de ces temples érigés à leur propre gloire, qu’elles ont elles même bâti, elles caressent plus ou moins désespérément le doux rêve de voir, parmi la horde de prétendants qui se présente, arriver l’Oiseau Rare, l’Homme Capable, le Héros Romantique. Soit un fier mousquetaire gaulé comme Henry Cavill qui débarquerait en cheval blanc, une rose entre les dents et un exemplaire des Fleurs du Mal sous le bras, accompagné d’un quatuor de cordes jouant une douce sérénade Schubertienne. Un fier gaillard sensible bien assorti à leurs idéaux physiques et psychologiques, à qui elles inspireraient victoires et conquêtes, poèmes et symphonies.
Le tableau ici dressé est exagérément absurde, mais vous saisissez l’idée.
Mais hélas, notre époque crasse rattrape, réveille et rappelle nos jeunes femmes à sa morne et triste réalité : celle faite de fuckboys patentés, d’amants égoïstes, de maîtres du chantage affectif, de jean foutres enfantins, vulgaires, auteurs pour arriver à leurs sombres fins de machiavéliques machinations que n’aurait pas reniées Fantômas, incapables de remise en question et pour qui l’intelligence émotionnelle et l’empathie sont des concepts qui relèvent de la légende urbaine.
Triste époque où le jeu de l’amour se joue numériquement, froidement et sans réelle spontanéité, où rares sont devenus les frissons offerts par de belles rencontres fortuites du quotidien, où de plus en plus lointain paraît l’espoir d’être courtisée avec charme et délicatesse, d’être possédée avec passion et fermeté. Oui. Le rêve d’être courtisée, possédée selon les grands préceptes d’élégance et de fougue des héros des romances et netflixeries dont elles s’abreuvent, et qui les illusionnent.
Emma Bovary avait Walter Scott, nos jeunes femmes d’aujourd’hui ont Bridgerton.
Et au bout du compte, la désillusion. Pour toutes ces femmes pourtant reines d’un marché de l’amour qui leur est tout acquis, via les applications et les réseaux, dont elles peuvent tirer dans certains cas une abondance de choix aux proportions planétaires ! Abondance de choix qui prend des allures de malédiction d’où résulte au final un ennui morose…
Et la solitude.
RETROUVONS NOTRE ESPRIT ROMANTIQUE !
Sale temps pour nos jeunes romantiques.
Sale temps pour ces témoins d’une époque qui rend plus pertinent que jamais notre Flaubert national, un des plus fameux déboulonneurs du mythe romantique, qui avec sa Madame Bovary et son Education Sentimentale, présentait les héros romantiques dans le noir et cruel cadre du réalisme, les dépouillait de leur héroïsme, de leur majesté lyrique et rendait clinquants, ainsi terriblement mis en lumière, leur pathétisme et leurs échecs. Et dressait accessoirement avec 150 ans d’avance le portrait de notre jeunesse actuelle.
Nos jeunes anges romantiques ont perdu leur majesté. Ils sont déchus, misérables, laissés pour compte. Ils sont seuls.
Mais ce sont toujours des anges. Et leur esprit de romantique n’est pas mort. Au contraire, Dieu sait même si, sous ces jeunes poitrines froides, les cœurs bourgeonnent encore d’un lyrisme qui ne demande qu’à être exprimé, qu’à être reçu !
Ainsi que le disait Cioran dans le premier chapitre de ses Cimes du Désespoir : « On devient lyrique dans la souffrance et dans l’amour, dès lors que la vie en soi palpite à un rythme essentiel ». Là est la solution. Entretenir le rythme essentiel de cette palpitation, partir à la rencontre de l’art romantique et jouir de ce grandiose maelstrom de fougue, de puissance, de sensibilité, de vertu, de lyrisme dans lequel nos mélancolies trouveraient un bel et inspirant écho auprès des Delacroix, Hugo, Musset, Lamartine, Dumas, Liszt, Verdi, Chopin, Schubert, Mendelssohn, Fauré, Wagner, Tchaïkovski et autres Rachmaninov ou comme encore le dirait l’autre, de demander, dans la solitude morne de notre chambre, au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui gémit, roule, chante, parle, leur demander quelle heure il est ? Et que l’on vous réponde qu’il est l’heure de s’enivrer. Plus que jamais.
Sous peine de quoi, pour notre génération de romantiques maudits, au bout du chemin, au bout de la nuit, au bout de l’enfer, Mère Solitude continuera de se dresser, cruelle, impitoyable, inévitable.
Destructrice.
© BORIS NGONDY-OSS