Le goût de sa mue changeait à chaque fois. Les mandibules de la grande sauterelle verte agrippée à une tige d’angélique coupaient et broyaient son ancienne chitine par à-coups — pour mieux savourer le piquant acide de l’ocelle mort. Soudain, l’un des deux ocelles vivants alerta le long corps né pour la septième fois. Hop ! Saut de côté. Les cuisses se détendirent avec l’énergie d’un ressort. Une ombre ailée rasa en vain la fleur tiède où se tenait l’insecte, somnolant et grignotant, l’instant d’avant. L’instant d’après, la large ombelle blanche vibrait de son absence.
Pas passé loin.
La menace remonta, penaude, dans l’infini violet du dessus, en colère contre la proie perdue dans le fouillis vert.
En bas, ça ne mâchait plus. Un morceau d’œil à facettes dépassait encore de la mandibule de la sauterelle. Elle le tâta-sentit de l’antenne gauche — miam —, le broya et l’avala, mmh… ce goût suret bien agréable. Ses longues pattes se déplièrent encore une fois puis retombèrent sur la feuille basse d’un cerisier. Aux aguets. Où avait disparu la menace ?
Trois ocelles et deux yeux composés furetèrent. En cet après-midi de juillet, la chaleur ralentissait la forêt d’herbes aux bractées aussi hautes qu’une vache, là où la sauterelle comptait sur sa couleur pour passer inaperçue. La faim accélérait les oiseaux, rapides, aux ailes audibles par les seuls tympans aigus de ses tibias. Leur ombre les trahissait, mais « on n’est à l’abri nulle part », songea-t-elle en se balançant sur une feuille dentelée de pimpinelle, où elle avait planté les crochets de ses pattes.
« Bon. Champ libre, dirait-on. Vaquons à nos bonds parce que la mue, ça creuse. »
Un autre saut, et plusieurs autres, et un autre encore au bout du pré sur une longue tige si flexible qu’elle retomba dans une flaque, non, une auge cassée sous un robinet mal fermé. Pouah ! L’eau, c’est la mort. Sans prise, on y fond, paraît-il.
Entraînée par le poids de l’insecte, la feuille fine coula pendant que la sauterelle remontait de toute la vitesse de ses crochets le long de cette jetée de la dernière chance.
C’est alors que se produisit ce qu’elle ne sentit pas, ou à peine. Comme une griffure sous la longue tarière qui terminait son corps.
Sortie de cet élément sans forme auquel on ne pouvait pas s’accrocher et qui la rendait sourde, elle ne resta qu’une seconde sur le bord de l’auge et bondit, ailes mouillées, jusqu’à une haute ciguë toute raide sous le soleil.
Enfin en sécurité ? À l’intérieur de son abdomen, un hôte s’installait, chitineux, comme elle, certes, mais là s’arrêtait la comparaison. Et qui s’allongeait grassement.
Tout à sa dernière jeunesse, la grande sauterelle verte cherchait un mâle. À son âge, il était temps de recevoir les semences moussues et de les absorber en son corps, avant d’enfoncer les futurs rejetons dans la terre à la pointe de sa queue-plantoir. Trouver un partenaire ne présentait aucune difficulté, en vérité, il suffisait d’ouvrir les tympans pour entendre le délicat frottement de leurs élytres, archet contre grattoir, et sentir des frissons jusqu’au bout des antennes.
Les fins d’après-midi s’exaltaient en chants d’une finesse à lui faire tourner la tête au point qu’elle devait enfoncer ses crochets plus profond dans la pulpe des tiges et, de plus en plus souvent, cracher de la colle par les coussins en forme de cœur qui terminaient ses pattes pour rester en place. N’était-ce pas étrange ? Les autres femelles ne tombaient pas, elles. Sans doute un manque de sensibilité esthétique. Il est vrai qu’elle seule semblait avoir le vertige quand elle bondissait dans les airs et perdait le sens de l’atterrissage, mais bon.
Ces étourdissements rimaient avec ravissements : le sol exhalait des senteurs nouvelles, la gauche tourbillonnait vers le haut et la droite la happait en riant vers les basses herbes, et le froissement des feuilles de cerisier lui parlait, coloré entre le bleu-violet et l’ultra-violet-bleu.
Rien de vraiment inquiétant, se rassura-t-elle.
Si ce n’est qu’elle se désintéressait vite des sérénades.
D’autres beautés la captivaient.
Celles de la rosée sur les minuscules pétales grenat au centre d’une ombelle de carotte d’un blanc poudreux, où elle aurait voulu se rouler. Grossissante et diffractante, la minuscule loupe la fascinait et elle essayait d’y entrer, mais pof, plus de goutte !
Celles des petites flaques tièdes où pourrissaient des feuilles encore jeunes moirant leurs reflets cassés.
Celles de la moindre parcelle de liquide, à vrai dire.
Bizarre, non ? Car l’eau c’est la mort, comme chacune sait.
Pourtant… Le fluide porteur de merveilles tombait toujours d’en haut, ce fut donc vers les sommets qu’elle s’évertua à le chercher en sautant-volant sur les herbes les plus hautes de la prairie.
Et les mâles, alors ?
Ah oui, les mâles ! Elle redescendit de son perchoir pour aller à la rencontre d’un beau râblé vert, petit comme elle les aimait, et aux élytres si émouvants. Quel rythme et quelle sensibilité dans son archet ! Elle en avait les ailes qui vibraient sous le soleil de début d’août, jusqu’à leur pointe ornée d’un peu de rouge.
Il ferait l’affaire.
Entre les tiges des vesces violettes, ils se rejoignirent. Pendant qu’il déposait un délicat nuage blanc sous la longue queue-de-pie qui terminait l’abdomen féminin, une secousse en elle la déconcentra. Depuis quelque temps, une lourdeur l’embarrassait parfois. Anormale. Il fallait se rendre à l’évidence, ses intérieurs clochaient, la gênaient, la perturbaient même, avec sa propension écœurante à rechercher la fraîcheur sous les eaux. Elle n’eut pas le loisir de regretter ce constat amer, qu’elle vacillait déjà, retenue de justesse entre les pattes du beau râblé.
Quand elle revint à elle, il avait disparu, la nuit était tombée et son abdomen avait absorbé la plus grande partie du nuage. Seul un petit morceau cotonneux restait accroché. Sa tête encore étourdie se pencha et sa queue se tordit pour amener le paquet mousseux au niveau de ses mandibules. Ses antennes le tâtèrent, verdict : trop de graminées, pas assez de fenouil dans le régime alimentaire du beau vert. Qu’à cela ne tienne. Le grignoter la remit d’aplomb.
Puis ses yeux durs fouillèrent la nuit. Quel moment laid ! Aucune lumière éparpillée sur la rosée. Il faudrait attendre le lendemain pour voir revenir la splendeur qui la charmait tant. À bien y réfléchir, ce mâle était sans grâce, lui aussi, et son chant ne diffractait rien du tout. Et tout était si sec autour d’elle : même la sève lui paraissait de plus en plus pâteuse, aussi collante que l’infect miel des abeilles. Et la dernière larve de doryphore qu’elle avait croquée lui avait laissé un arrière-goût de poussière.
Il lui fallait de l’eau, beaucoup d’eau.
Encore cette envie d’eau ! Non seulement dégoûtante, mais également risquée.
Cette chose en elle en était la cause, assurément.
Elle résista à l’attraction du liquide en se lissant les antennes avec application. L’eau-c’est-la-mort-l’eau-c’est-la-mort-l’eau-c’est-la-mort… Sa deuxième patte avant tremblotait.
Morose, elle mordit dans la tige qui la soutenait et mâchouilla sans enthousiasme sous un minuscule morceau de lune.
La queue-plantoir s’enfonça dans le sol riche et tiède, choisi selon des critères connus de la seule future mère, qui pondit cent-vingt-et-un cylindres longs et bruns, sans y penser et oubliant même d’observer les menaces d’en haut. Un autre sujet la préoccupait.
Car le ciel n’était pas une menace, cette croyance — elle s’en rendait compte à présent — était fausse, et lui avait été inculquée contre son gré. Au contraire, de lui venait tout ce qui donnait ses couleurs à la vie, ses odeurs et même ses véritables sons. Le tambourinement des plocs de pluie sur les ombelles et les feuilles la ravissait bien plus que les misérables accords — simplistes et sans reliefs — des petits mâles environnants.
Mais non, qu’est-ce qui lui prenait ? Qui lui avait mis ce goût-là dans la tête ? C’était l’inverse. L’étrangeté en elle la changeait, lui montrait un mensonge aussi gros qu’une larve de doryphore. Appétissant.
Une contraction la secoua tandis qu’elle pondait les derniers œufs.
L’eau, tel était son but.
Toujours, elle se demandait pourquoi.
Parfois, elle résistait.
— Mais la boue qui colle à tes pattes ? Depuis quand t’y vautres-tu ?
Elle résistait, donc, et tenait bon. Un temps. Jusqu’à ce qu’elle trouve stupide de résister.
Quelque chose venu de profond la changeait.
Elle ne se reconnaissait plus et ne cherchait même pas, pour se rassurer, à prétendre que c’était un effet de la dernière mue.
Ses nouvelles envies lui tiraillaient les pattes avec violence et lui comprimaient les flancs. Au bord des mandibules que tapotaient ses antennes remontait un miellat sucré, écœurant, à vous faire régurgiter les plus délicats pétales de grande gesse.
Tout de même, cette joie de patauger dans les gouttes !
Car elle sautait dans la rosée nichée entre les feuilles de cornouiller, ou à l’aisselle des tiges de cerfeuil, ou entre les racines du laurier-cerise, et la facilité, et la douceur, et la sérénité qu’elle trouvait à s’abandonner à cet appel étranger l’angoissait. Le rendant encore meilleur.
Cette substance si enveloppante, si harmonieuse, si riante, si…
En plein midi, elle tomba d’une immense ombelle d’angélique sans s’en rendre compte, se rattrapa in extremis, et faillit se déchirer le tympan.
Dans son corps, on protesta. De l’eau, vite.
Le désir fut si impérieux qu’elle ne songea pas à résister. Ce ne fut qu’en route qu’elle réalisa qu’elle se faisait mener par le bout des antennes. Et ces mouvements à l’intérieur d’elle en étaient cause.
Sûre et certaine. Et quoi ? Allait-elle s’arracher les tripes ?
Quelques bonds maladroits l’emmenèrent vers une petite flaque, un creux de pierre où elle retrouva les iridescences qui la réjouissaient au-delà du raisonnable. L’exaltation gagna tout son corps. Un vertige la mit à bas, empêtrée dans la boue. Jamais un plaisir aussi pur — quoique fugace — ne l’avait traversée. Pour la première fois, elle considéra la situation sous un nouvel angle. Quoi qui la hantât, il lui avait ouvert les membranes.
Toujours sur le flanc, battant des pattes, elle ne s’en remettait pas : la beauté du monde l’emporta.
Pas assez loin. Davantage d’eau. À en avoir le tournis.
Et sous ses crochets, la terre l’aspirait, il lui fallait de la hauteur, vite.
— Tu as failli te noyer dans l’auge, tu l’oublies ?
La voix parla si bas qu’elle ne l’entendit pas.
Ses cuisses fermes se contractèrent quand elle se redressa et sauta vers l’odeur humide portée par les brises, en bas de la pente douce, là où l’on ne va pas d’ordinaire parce que c’est quand même loin.
L’attrait rabougrit le temps.
L’immensité liquide lui apparut comme une prairie sans borne quand elle s’accrocha à une tige épaisse d’ajoncs. Ses élytres se blottirent face à la peur primale de l’eau et un signal violent retentit en elle.
— Gare !
Un autre la rassura, plus profond, plus acide, plus chitineux, plus étiré aussi, au moins trois fois la longueur de son propre corps, antennes comprises.
— Grimpe !
La tête lui tourna et le sol l’attira avec la vigueur d’un vent brutal. Lutter contre cette succion lui demanda de grands efforts, car en vérité, ce chemin jusqu’à la mare du bas du pré l’avait épuisée. À aucun moment, elle ne s’était accordé de repos, et en payait le prix. Mais fière et forte, elle n’allait pas reculer. Non mais !
Cet ordre venu du fond d’elle, elle lui obéit en sachant qu’elle obéissait, bien décidée à se soumettre à la splendeur sans limite. D’une tige de roseau faseyante, elle sauta sur une massette brunâtre. Le point le plus élevé, là où tout devient beau.
— Fuis !
(Personne n’entendit, ça ressemblait trop à un sifflement d’air entre deux feuilles.)
Sous ses yeux durs et tachetés, s’étendait enfin la vraie lumière, ses ondelettes, ses crêtes, ses coulures, ses écailles et ses vibrations jusqu’aux ultras que seuls ses congénères perçoivent, à n’en pas croire ce qu’elle voyait : des vagues portaient un archet et d’autres des grattoirs, et leurs rencontres sonnaient des couleurs ignorées.
— Saute ! susurra la voix suintante dans son ventre.
— Peur, mort, murmura quelque chose depuis l’autre côté de la terre, si loin qu’il fallait prêter le tibia pour l’entendre.
Mieux valait fermer ses tympans à ces craintes parasites.
Au contraire, elle les écouta comme jamais, en conscience, tandis qu’un souffle ballottait la massette à laquelle elle s’accrochait, et elle balança en son cœur la marche à suivre : ce qui l’avait entraînée malgré elle jusqu’ici, elle l’ignorait, mais son instinct d’insecte lui assurait que ce n’était pas pour son bien. Pourtant, pattes plantées, élytres bercés, flots éblouissants, couleurs mâchées, tout la multipliait, garnissait chaque membre et son long corps vert de facettes plus nombreuses et ardentes que celles de ses yeux. Le monde venait à elle dans ses atours radieux. Devant cet éclat qui se dévoilait, aussi lent et sinueux qu’une aurore violette, ses doutes coulèrent à pic.
Antennes rabattues, crochets rétractés et toutes ailes déployées, elle se précipita en un bond souriant dans la beauté en mouvement.
En une seconde, l’étang la but.
Le petit corps vert se révulsa de partout, battant de ses six pattes. La douleur dépassa aussitôt la capacité de ses ganglions nerveux, et la souffrance se cotonna. Des coups à l’intérieur. Ses organes se déchirèrent et un fin tube chitineux jaillit de sous sa queue-de-pie, et qui n’en finissait pas de se déployer, souple et brun, et ondulait dans l’eau teintée de ses liquides vitaux. La sauterelle bava de l’air et des fluides par les poumons de ses flancs pendant que le ver sortait encore si long qu’on l’aurait cru sans fin.
Peu importait, car au-dessus d’elle brillait, à travers le flux dépoli, une lumière plus lumière qu’elle n’aurait pu l’imaginer, à la fois haute et sans plafond ni fond, dispersée en cristaux aussi moutonneux que ceux du cœur de la carotte sauvage.
Étouffée de splendeur dans une goutte d’eau immense.
© Claire Garand
Correction par Mot Correct Exigé
NB : Cette nouvelle fait partie d’un travail en cours sur le thème de l’altérité.