Souffrance. Souffrance. Souffrance.
Ô souffrance ! Déesse universelle et insondable, mère des Hommes pour qui l’art est depuis la nuit des temps le plus noble moyen de l’exprimer, de la peindre, de la chanter à leurs congénères au-delà des barrières du langage et des cultures.
La douleur d’aimer, d’haïr, de perdre ou même tout simplement d’exister dans un monde sombre et cruel. Puis à partir de là pour l’artiste, la nécessité cathartique de créer.
Les romantiques au XIXᵉ siècle, encore et toujours eux, furent les premiers à ériger la souffrance au rang de concept roi, à la placer comme motif premier de leur esthétique, avec le langage qu’on leur connaît, tout en lyrisme et poésie.
C’est ainsi par exemple Victor Hugo, le maître du mouvement, lorsqu’il narre dans Notre-Dame de Paris cette scène mémorable où l’archidiacre Claude Frollo, torturé, brûlé de mille feux infernaux par son amour pour Esméralda, lui déclare sa passion dans un discours fleuve de quatre pages.
Ou Baudelaire, enfant terrible et prodige du romantisme issu de la première portée, qui franchit un cap de géant dans la représentation de la souffrance ; En l’exprimant pourtant avec une noirceur inédite, à travers notamment ses fameuses histoires de charogne pourrissant au soleil ou ses dialogues avec le Diable ou quelque prostituée de sombre faubourg, il en fait une source de beauté. Et fait entrer la poésie dans la modernité et le mot « spleen » dans le langage courant.
Et dans ce sillage baudelairien, on peut évoquer pour le plaisir un autre rejeton du romantisme, issu lui de la seconde portée, Paul Verlaine, qui exprimera dans ses poèmes saturniens la souffrance avec une musicalité et une sensibilité neuves. Comme l’atteste par exemple sa sérénade, chanson cruelle et câline d’un amoureux mort chantée depuis le fond de sa fosse à l’intention de la femme qu’il l’y a envoyé.
Et lorsqu’il s’est agi d’exprimer la souffrance en musique, dans un langage qui se passe de mots, les romantiques ne furent pas en reste. Ils furent nombreux en ces temps-là, suivant les chemins tracés par le pionnier Ludwig, à se faire grands pourvoyeurs d’ariettes mélancoliques et lancinantes comme l’Europe n’en avait alors jamais entendu.
La souffrance s’est vue ainsi dotée pour parler d’un langage musical à la stridence inédite, surtout pourvu par violons et violoncelles dans les oeuvres de musique de chambre :
Nous pouvons citer comme notoires exemples de cet art le sextuor à cordes numéro 1 de Brahms (deuxième mouvement) ou le quatuor à cordes numéro 3 de Tchaïkovski (deuxième mouvement), inspirés à leurs auteurs par la perte d’un être cher ou l’échec final d’un amour tant espéré.
Mais il fut un cas où c’est avec la Mort elle-même que le dialogue s’est engagé. N’est-elle pas après tout, avec la Femme, la plus grande inspiratrice de l’artiste ?
Schubert, ange romantique parti trop tôt emporté par la maladie, a ainsi composé une de ses pièces les plus marquantes à la fin de sa vie, dans la souffrance et l’attente de la Faucheuse, comme entendant presque ses pas se rapprocher depuis le tunnel menant vers l’au-delà.
Et pour dialoguer avec pareille compagnonne, il fallut forcément trouver le langage adéquat. Schubert, fiévreux et rongé jusqu’aux fibres par la syphilis, réalisa ainsi le célèbre troisième mouvement de son quatuor de cordes numéro 14, baptisé « La jeune fille et la mort ». Une oeuvre faite d’airs déchirants, macabres et angéliques, d’une stridence noire et mélodieuse et qu’on pourrait imaginer être joués par les fameux séraphins en pleurs de Mallarmé, ceux là même qui « tiraient des blancs sanglots de leurs mourantes violes » :
La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs,
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
C’était l’instant Mallarmé.
SOUFFRANCE ET JAZZ AU XXᵉ SIÈCLE
Au XXᵉ siècle, nous eûmes un mouvement d’artistes iconoclastes qui, comme les romantiques au XIXᵉ, opérèrent dans leur domaine une tonitruante révolution artistique :
Nous parlons là des jazzmen avec le Bebop. En créant ce style nouveau, ils furent dans les années 40 au jazz d’orchestre (alors dominant) ce que Beethoven fut à la musique classique : Soit des détonateurs virtuoses, soucieux dans leur cas de pratiquer un jazz plus libre, viscéral et intense, avec cours libre laissé à l’improvisation et intention d’exprimer à travers l’instrument toutes les nuances de voix de l’âme.
Charlie Parker en fer de lance, tel un Beethoven du jazz, est celui venu ouvrir cette brèche du Bebop dans laquelle l’ont suivi les jeunes loups (ensuite devenus légendes) qu’étaient alors entre autres les trompettistes Miles Davis et Dizzy Gillepsie et bien évidemment le saxophoniste John Coltrane. Ce dernier, probablement le plus jusqu’au boutiste de ces renégats, ira ensuite voguer bien au-delà des frontières du bebop pour développer un art toujours plus libre et extrême, avec l’idée… De communiquer avec Dieu.
Eh oui car après avoir subi la majeure partie de sa vie d’adulte une terrible addiction à l’héroïne qui a bien failli le détruire, sauvé par le Christ, Coltrane est désormais soucieux au début des années 60 d’emprunter un chemin rédempteur, démarche qu’il veut bien évidemment illustrer en musique. Mais n’ayant plus rien à dire aux hommes, c’est Dieu seul qu’il estime être le légitime auditeur de sa souffrance. Il engage ainsi avec le Seigneur une discussion menée avec un langage musical approprié, affranchi des structures harmoniques, créé en tordant un jazz connu sous toutes les coutures afin de lui donner la forme « divine » qui convient.
De ses expérimentations résulte notamment l’album Meditations sorti en 1964 avec son stratosphérique morceau d’ouverture : The Father The Ghost and The Holy. Une véritable dinguerie sonore dans laquelle Coltrane, bien accompagné par son comparse Pharoah Sanders, pousse son saxophone jusqu’ aux limites, lui donnant le son d’un humain à l’agonie dans un cadre aux allures de bande son d’apocalypse. Une frénétique et éprouvante prière d’un mysticisme féroce et cauchemardesque, ayant comme pour but de délivrer l’artiste de tous les tourments et la fureur qui l’habitaient, aussi bien nourris en ces temps là par la dureté de la condition socio politique des noirs aux Etats Unis, toujours martyrisés et ségrégationnés à souhait.
Une démarche aux atours politiques que l’on peut rapprocher de celle d’un Picasso au moment de sa période dite des « conflits » à la fin des années 30. Le peintre espagnol délivra en ces années là un nouveau langage pictural, sorte d’urgente mise à jour de son cubisme, auquel il conféra un style encore plus acéré, saturé, dans l’idée d’encore mieux exprimer toute l’horreur et la souffrance que lui inspirait la terrible guerre civile qui ravageait alors son Espagne natale. Les tableaux « La Suppliante » et « Femme Qui Pleure » sont de fameuses illustrations de ce style. Choix fut fait de représenter des femmes en tant que sujets des œuvres, les érigeant ainsi en symbole de la souffrance comme pour signifier comment elles sont en temps de guerre le premier réceptacle émotionnel de toutes les horreurs des hommes.
John Coltrane et Pablo Picasso : Deux fous furieux génies du XXe siècle qui eurent en commun cette capacité de tordre à leur guise les règles de leurs arts respectifs pour donner à la souffrance un langage inédit, tout en rage et brutalité.
COMME SON ONCLE LE JAZZ, LE ROCK S’Y EST AUSSI MIS
Cette approche trouve un écho dans le rock progressif de Pink Floyd, qui au début des années 70 avec le morceau The Great Gig in the Sky, vogue dans les mêmes strates d’expérimentation : Exprimer comme Coltrane la souffrance avec un langage musical transcendantal. Cette fois ci en lieu et place du saxophone hystérique et agonisant, on a la voix de la chanteuse Clare Torry dont elle se sert comme d’un instrument pour improviser un long chant en forme de complainte, illustration sonore de ses visions d’horreur et d’apocalypse.
Dans une veine à l’esprit similaire, on peut citer Radiohead. Le mythique groupe anglais, par ailleurs désigné par certains comme héritier de Pink Floyd, s’est lui aussi fait grand maître dans la livraison de tubes rock virtuoses, planants et énigmatiques. L’un des plus glorieux d’entre eux est le morceau « The Tourist » qui conclut l’album OK Computer et qui fut inspiré au chanteur Thom Yorke par une triste scène dont il fut témoin lors d’un séjour dans le sud de la France : Celle de touristes américains (comme par hasard) qui se pressaient comme pas permis pour visiter le maximum de lieux possibles, sans se soucier d’en apprécier posément et spirituellement toute la richesse et le folklore.
En est résulté ce » Idiot, Slow Down » les paroles du refrain, hurlées avec douleur, pouvant être perçues plus généralement comme la desespérée imploration d’un homme au bord de la rupture, à qui il ne reste plus que ce strident langage pour supplier ses congénères à ralentir le rythme effréné auquel court notre société de consommation aliénante.
Comme Radiohead, Nirvana, bien qu’il diffère notablement dans la texture musicale, autrement plus punk et sauvage, a su grandement capturer le mal être existentiel de la jeunesse des années 90 à travers des titres rageurs en forme d’hymnes générationnels.
Cobain était lui aussi pourvoyeur d’un langage brut aux paroles énigmatiques et plus soucieux de lui donner force et musicalité plutôt qu’un sens strict. Et d’où percent rage et souffrance. Comme des sortes de poèmes en forme de collages, desquels on peut tirer l’interprétation qui nous convient, traduire le langage en y apposant les mots et images de nos propres rages et souffrances.
C’est ainsi par exemple que le fameux « Here we are now, Entertain us » de Smells Like a Teen Spirit a toujours eu pour moi les allures d’un cri de guerre et de défi (mais aussi de résignation) envoyé à l’intention de cette aliénante société du divertissement, qui telle une démoniaque et hideuse divinité, nous abreuve de toutes ces saloperies abrutissantes, qui sacrifie la qualité artistique et l’élévation culturelle du public sur l’autel du dieu Dollar, pour toujours plus de profit et mieux nous détourner de la raison et de la révolte. Et qui nous noie dans cette stupidité contagieuse. Lutter à échelle de simple citoyen contre ce monstre gigantesque et ordurier paraît impossible. Et lorsqu’on est fatigué de lutter, on lui offre notre esprit comme on offrirait le cou à la hache du bourreau. On est là, allez, vous avez gagné, divertissez nous avec vos saloperies. Là est la résignation.
Le malheureux Cobain, qui aura vu et senti toute cette merde noire d’un peu trop près, dépité de devenir malgré lui un rouage de cette horrible machinerie, pas aidé par sa depréssion chronique et d’infernaux maux d’estomac, aura au zénith de sa gloire, dans un ultime souci de liberté, préféré se brûler la cervelle au fusil de chasse.
On le comprend sans peine. Repose en paix, chef. Merci pour les travaux. Merci pour ce langage.
LE LANGAGE DE LA SOUFFRANCE AU CINÉMA : L’EXEMPLE KINSKI/ZULAWSKI
Parlons septième art à présent, plus précisément celui des années 70, époque bénie où furent atteints des sommets en terme d’expérimentation et de transgression, où des artistes jusqu’au boutistes ont eu l’aval de leur époque pour coucher sans vergogne sur pellicule leurs plus stridentes névroses.
En tête de ce sacré peloton on trouve le cinéaste franco polonais Andrej Zulawski, reconnu pour ses drames psychologiquement intenses comme « L’important c’est d’aimer » sorti en 1975.
Dans cette histoire tragique narrant le déchirement d’un couple de tourmentés interprétés par Romy Schneider et Jacques Dutronc, on retrouve aussi Klaus Kinski, le légendaire inclassable acteur allemand venu apporter à l’ensemble une touche d’élégance et d’absurde dans le rôle d’un comédien de théâtre. Et alors qu’on pensait avoir cerné ce personnage de trublion qui apparaissait comme solide au milieu de ce bal hystérique d’âmes perdues, arrive sans prévenir cette séquence presque hallucinatoire où il se met sans raison apparente à pleurer à la fenêtre de son appartement après avoir passé une nuit d’amour avec deux femmes.
Quand on connaît un tant soit peu l’animal Kinski, personnalité complexe et indomptable au caractère irascible et ordurier, le voir ainsi dressé et tout à fait nu (y compris au sens propre) dans ce moment totalement inattendu de vulnérabilité marque profondément. D’autant plus lorsque l’on sait que Zulawski encourageait ses comédiens à l’improvisation et leur servait leurs personnages comme prétextes pour exprimer eux-mêmes leurs propres névroses. Kinski a ainsi saisi l’occasion pour exprimer avec ce langage une souffrance profonde qui n’a pas eu besoin de mots ou de sens strict pour être transmise au spectateur.
On peut considérer cette séquence comme une sorte de pendant calme à un autre grand moment de lâcher prise dans la filmo de Zulawski, sûrement le plus célèbre, extrait du fameux film Possession sorti en 1981 : Celui du complet pétage de câble d’Isabelle Adjani dans le métro berlinois, scène mythique entre toutes de l’histoire du cinéma.
Deux acteurs de légende qui nous offrent deux expressions de la souffrance à la nature opposée mais complémentaire : D’un côté Adjani explose dans une crise déchirante, de l’autre Kinsi implose dans un silence habité, dans les deux cas deux comédiens traduisent l’indicible dans un langage universel et se livrent sans concession au delà de la fiction, embrassant totalement leur rôle de serviteurs de l’art et laissant parler la douleur.
Ainsi s’exprime la souffrance dans l’art.
L’art prend la souffrance, cette déesse mère des Hommes et la transforme en langage, déchirant ou angélique, hurlé ou chuchoté, puis nous le tend tel un miroir, parfois déformant mais toujours fidèle, qui donne parole à l’indicible, forme à l’informulable, et à l’occasion une claire vision des noirs démons qui nous habitent. Et avec ces derniers permet, à défaut de s’en débarrasser, de vivre en paix.
Et nous donne l’inespérée perspective de voir un jour, peut-être, nos blessures devenir source de lumière.
© BORIS NGONDY-OSS