Le langage est un système de signes structurés permettant la communication et l’expression de la pensée¹. Il ne se limite pas à transmettre des informations ; il est aussi le vecteur de concepts, de représentations et de significations qui façonnent notre rapport au monde². Pourtant, cette richesse a ses limites. Des philosophes comme Ludwig Wittgenstein ont montré que « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde »³, suggérant que certains aspects de la réalité restent inaccessibles aux mots. Cela soulève la question de l’indicible : que reste-t-il en dehors de ce que les mots peuvent traduire ? L’indicible désigne ce qui ne peut pas être dit ou décrit⁴. Il survient souvent face à des expériences extrêmes : la souffrance profonde, une beauté qui bouleverse ou encore des réalités qui dépassent la capacité de formulation. Le langage, qui est normalement un outil fondamental de connexion humaine, devient une barrière lorsque les mots échouent à traduire une expérience vécue. Cette incapacité à mettre en mots des réalités intenses ou complexes peut isoler celles et ceux qui les vivent, créant un fossé entre leur monde intérieur et celui des autres. La question qui se pose est alors : vivre l’indicible nous condamne-t-il à l’isolement ? Si l’expérience que je vis est si intense qu’elle n’est pas dicible, suis-je alors nécessairement condamné à être isolé des autres, à qui je ne peux pas communiquer mon expérience ?
L’INDICIBLE HORREUR
Certaines expériences d’horreur intense échappent à toute verbalisation. Les mots, face à des traumatismes ou des souffrances profondes, semblent dérisoires. Primo Levi, dans ses récits sur les rescapés des camps, nous parle d’ailleurs d’une horreur indicible, indescriptible, impossible à retransmettre par les mots. Il évoque l’isolement des survivants des camps : l’incapacité à partager pleinement leur expérience avec ceux qui ne l’ont pas vécue. Cet écart, entre ce qui peut être dit et ce qui reste tu, crée en fait un fossé douloureux d’incompréhension. Dans un article sur le sujet, Astrid Von Busekist, chercheuse en sciences politiques, nous explique que dans le cas de l’indicible horreur, « le dicible est dépassé à la fois par l’immensité et par la profondeur de la chose ». Cela signifie que lorsqu’on vit l’horreur, l’esprit ne peut pas accueillir une chose aussi vaste, il n’arrive pas à en intégrer la signification. La chercheuse poursuit, expliquant que l’impensable n’est pas le néant, mais simplement que la compréhension, et donc aussi ce qui est dicible, se heurtent à la mise en mots difficile d’un état de nouveauté radicale : « nous n’avons à notre disposition que les outils anciens pour le saisir ».
L’INDICIBLE BEAUTE
À l’opposé de l’horreur, l’indicible se manifeste également dans des expériences de beauté extrême. Face à une œuvre d’art grandiose, un paysage à couper le souffle ou une émotion esthétique profonde, les mots échouent souvent à capturer l’intensité de ce qui est ressenti. Ces moments de plénitude et de bouleversement mettent en lumière les limites du langage, qui semble trop faible, trop restrictif pour décrire l’immensité d’une telle expérience. Les superlatifs usuels comme « magnifique », « sublime » ou « transcendant » paraissent alors dérisoires ou inadéquats. Ce sentiment d’incapacité linguistique peut également isoler : lorsque l’on vit une expérience si intense qu’elle dépasse ce que les autres ont vécu ou comprennent, le partage devient difficile, voire impossible. Comme pour l’horreur, la beauté indicible crée un écart entre celles et ceux qui l’ont vécue et celles et ceux qui ne peuvent qu’en entendre parler sans jamais la saisir pleinement. Cet écart renforce l’idée que l’indicible, quel qu’il soit, est source de solitude.
LES SUPERLATIFS GALVAUDES
Dans notre société, les mots destinés à décrire l’exceptionnel sont souvent banalisés par leur usage excessif. Des termes comme « incroyable », « horrible », « magnifique » ou « dramatique » sont devenus des formules passe-partout, utilisées pour des expériences parfois banales. Cette usure linguistique ne rendrait-elle pas encore plus difficile l’expression de l’indicible ? Philosophiquement, cela interroge l’appauvrissement du langage : on pourrait défendre l’idée qu’à force de galvauder les mots extrêmes, on finit par ne plus avoir les outils nécessaires pour décrire des réalités véritablement intenses. Prenons un exemple concret : aujourd’hui, on peut entendre une personne qualifier une simple pizza de « magnifique » ou un film divertissant de « chef-d’œuvre ». En diluant la force des mots, ces usages quotidiens affaiblissent leur impact lorsque l’on cherche à décrire quelque chose de réellement transcendant. Ainsi, face à une expérience bouleversante – par exemple, contempler pour la première fois un paysage naturel sublime, comme les aurores boréales – les mots disponibles semblent inadéquats. Ce phénomène rend d’autant plus criant le besoin de trouver d’autres moyens d’expression face à l’indicible.
COMMUNIQUER SANS LES MOTS
Malgré tout, on pourrait défendre l’idée que l’indicible ne signifie pas l’impossibilité totale de communiquer. Lorsque le langage échoue, d’autres formes d’expression pourraient en ce sens prendre le relais. L’art, par exemple, a toujours été un moyen privilégié pour transmettre ce qui dépasse les mots. Une peinture, une sculpture, une mélodie ou même une danse peuvent exprimer des émotions et des idées qui se dérobent au langage. De même, les gestes, les regards ou les silences échangés avec nos proches permettent parfois une compréhension plus profonde que les mots eux-mêmes. On peut penser, par exemple, à un moment de réconfort silencieux après un drame ou à un sourire partagé face à un paysage éblouissant. On comprend grâce à ces formes d’expression que les êtres humains peuvent se connecter au-delà des limites du langage.
L’indicible nous confronte aux limites du langage, et cette confrontation peut isoler. Que ce soit face à l’horreur indescriptible ou à la beauté bouleversante, les mots paraissent souvent trop faibles pour traduire fidèlement ce qui est ressenti. Cet écart entre le vécu et l’expression verbale peut conduire à une incompréhension des autres, renforçant un sentiment de solitude. 3 Cependant, on peut aussi défendre l’idée que l’indicible ne nous condamne pas irréversiblement à l’isolement. En explorant d’autres formes de communication – qu’il s’agisse d’art, de gestes ou même de silences partagés –, il serait possible de surmonter cette barrière de l’indicible. Ces moyens permettent de transmettre une partie de ce qui semblait inexprimable, tout en créant des liens nouveaux. Ainsi, malgré l’isolement initial qu’il peut provoquer, l’indicible nous invite à réinventer nos relations et à découvrir des manières inédites de partager nos expériences. En somme, l’expérience de l’indicible interroge les limites, mais aussi les multiples formes que peut prendre le langage.
Notes de bas de page
Larousse. (n.d.). Langage. Dans Larousse.fr. https://www.larousse.fr ² Encyclopaedia Universalis. (n.d.). Langage.
Dans Encyclopaedia Universalis Online. https://www.universalis.fr ³ Wittgenstein, L. (1922). Tractatus Logico-Philosophicus. Proposition 5.6. https://plato.stanford.edu ⁴ Larousse. (n.d.). Indicible. Dans Larousse.fr. https://www.larousse.fr 5Von Busekist, A. (2001) .
L’indicible. Raisons politiques, no 2(2), 89 112. https://doi.org/10.3917/rai.002.0089.