Ô Lost Highway. Autoroute perdue et infinie. Fresque onirique à la volupté pourpre et noire. Relecture horrifique du film noir en forme de puzzle, où se redessinent ses archétypes et ses motifs, fascinants et fantomatiques. Porno chic désenchanté où s’entendent les chants planants et soyeux de Bowie et Lou Reed, ceux rauques et industriels de Rammstein et Marylin Manson.
Et œuvre dont la découverte reste un grand souvenir de mon adolescence, temps de mes premiers émois artistiques, qu’elle a contribué à bénir.
Ce temps béni où mes sens se délièrent insouciamment et exigèrent une stimulation profonde, compulsive, immédiate par toute œuvre au caractère authentique, charnel et dans ce cas-là même abstrait pourvu que cela s’accorde bien aux sirènes de cet éveil.
C’est donc là que David Lynch est intervenu avec son Lost Highway avant même le Stanley Kubrick de 2001 ou le Wong Kar Wai de 2046.
Avec ce film rêve, cadet de Twin Peaks et aîné du classique Mulholland Drive, qui présente ce fameux art lynchéen se savourant avant tout au ressenti et à l’émotion.
Mais malgré nous, nos mécanismes de logique s’actionnent pour tenter de percer le mystère de son intrigue nébuleuse, comme si de cette réussite dépendait la trouvaille de la clé du cœur de la femme de nos rêves.
ET VOICI COMMENT S’AMORCE CETTE NEBULEUSE INTRIGUE
Fred Madison est un saxophoniste dépressif. Son jazz est tourmenté et frénétique. Le couple qu’il forme avec Renée, brune à la grande beauté sépulcrale de vamp gothique, se désagrège insidieusement. Les séquences de leur morne quotidien dans leur pavillon Angélino aux allures de bunker sont filmées dans une mise en scène au rythme lent et à la sophistication froide que n’aurait pas reniée le maestro Antonioni. Deux cassettes vidéo au contenu étrange en forme d’intrusion surnaturelle leur parviennent, ce qui alourdit le malaise régnant. Les nuits d’amour sont loin d’être endiablées. Fred est un piètre amant. Renée est insatisfaite.
Un sombre tableau semble alors se peindre, celui du désir entravé, de la frustration et de l’impuissance sexuelle du mâle. Et en tête de ce florilège, la jalousie. Maladive, dévorante et impitoyable. On sent que le pire arrive. Une troisième cassette parvient. On y voit Renée, sauvagement assassinée. Fred se tient hagard, près du corps. Il est arrêté et condamné à la chaise électrique.
Dès lors, dans le sillon de ce qui semblait être une relecture expérimentale du film noir, un grand virage surréaliste s’amorce. Le film devient songe ou cauchemar, c’est selon, et embrasse pleinement sa nature abstraite, jusque-là encore relativement diffuse.
Et dans sa cellule du couloir de la mort, Fred disparaît. Ou plutôt il se transforme. Il est devenu Pete Dayton, un jeune mécanicien. On le libère. Il mène une vie insouciante dans laquelle resurgit bientôt Renée, désormais blonde incandescente…
ET LÀ, LES QUESTIONS ABREUVENT
Qui est ce Pete Dayton ? Une réincarnation de Fred tué sur la chaise électrique ? Ou juste une illustration de sa schizophrénie ? D’ailleurs Fred a-t-il vraiment tué Renée ? Et Renée, d’où revient-elle dans la deuxième partie ? Pourquoi est-elle désormais blonde ? Et quid du film en lui-même ? Qu’est-ce que c’est que ce putain de truc ? Est-ce une parabole sur la jalousie masculine ? Est-ce une métaphore de la schizophrénie ? Ou de la paranoïa ? Est-ce une réinterprétation de l’affaire OJ Simpson qui a visiblement inspiré le scénario ? Ou est-ce un miroir au reflet cynique et déformant tendu à l’Amérique, cette grande salope hypocrite, soi-disant puritaine mais qui n’a jamais cessé de nourrir et vendre son violent imaginaire de manière sensationnelle ?
Et puis on imagine David Lynch lui-même surgir et nous interrompre dans ces vulgaires questionnements pour nous lancer de sa fameuse voix au ton chevrotant : « Wedon’tgive a fuck, for christ sake ! Just enjoy the damn film. Feel it.
TAIS-TOI ET RESSENS.
Nous le suivons ainsi dans ce voyage vers l’inconscient, si gentiment invités que nous sommes à ce bal d’horreur à la temporalité distordue où errent également entres autres un homme mystère au teint blafard, un mafioso lubrique et psychopathe, un pornographe au visage de fouine, une Cadillac, une Ford Mustang, une Plymouth Belvedere et bien évidemment au milieu de tout ce folklore :
La femme.
Magnétique. Suprême. Fatale. Assurément le plus illustre motif de cette imagerie, à travers lequel Lynch reprend à son surréaliste compte ce fameux archétype de dualité féminine rendu populaire par Alfred Hitchcock dans Sueurs Froides :
La Brune et la Blonde. L’Ange et le Démon. La Succube et l’Aphrodite. L’éternel moteur de la faiblesse de l’homme.
Et Lost Highway, aussi grand film de peaux et de regards, à l’érotisme pourpre et noir dont elle est la principale expression, lui fait la part belle. Les gros plans sur son visage magnétisent et hantent. Tout chez cette femme interpelle, de la douceur de son timbre jusqu’aux couleurs de ses vernis.
Elle est à l’image de l’œuvre, ténébreuse et incandescente, mélancolique et lumineuse, évanescente et inoubliable. Et après le visionnage, sa vision nous poursuit, ainsi que le dirait le père Victor dans la bouche de Frollo, soit « comme le cercle noir qui poursuit longtemps la vue de l’imprudent qui a regardé fixement le soleil. »
SORTEZ VOTRE ŒIL D’ESTHETE
Ainsi se présente Lost Highway. Comme une œuvre somme à savourer d’un œil d’esthète sans chercher strictement à en décoder le sens, comme il serait de bon ton d’éviter d’être trop cérébral avec une femme que l’on désire, si l’on est soucieux de partager avec elle une connexion profonde et authentique et à laquelle on peut donner une teneur artistique.
Approchons donc Lost Highway avec ces yeux et oreilles d’esthète que nous possédons toutes et tous, et que tous les prétextes sont bons pour aiguiser au quotidien. Et qui dans ce cas nous feraient sentir, admirer la majesté de la mise en scène, la beauté de la photographie, apprécier la sombre et envoutante bande originale concoctée par Badalamenti et Reznor. Imprégnons-nous de toute la sensorialité de ce chantre de l’art moderne américain orchestré par un peintre du cinéma à la sensibilité européenne et au trait Baconien, en un mot laissons-nous porter par l’œuvre pour qu’en retour elle se donne elle aussi, qu’elle nous enivre de toute sa richesse et de son délicieux poison et qu’en son sein, un peu comme à l’image de l’autoroute dont il est visiblement question, nous puissions nous perdre joyeusement.
© BORIS NGONDY-OSS
The corridor was hurt And it Just look at least would perish foolishly like a deserter That must