Mohammed Dib (1920-2003) est l’une des figures majeures de la littérature algérienne, aux côtés de Kateb Yacine, Assia Djebar et Mouloud Feraoun. À travers son œuvre, Dib devient le témoin littéraire de l’histoire naissante de l’Algérie et de son peuple, notamment dans sa trilogie Algérie. Cette œuvre, écrite à l’aube de la guerre d’indépendance, se révèle à la fois prémonitoire et universelle. Comme le souligne Naget Khadda, professeure de langue et littérature françaises, elle aborde « encore et toujours les grandes et éternelles questions de la condition humaine ».
En 1989, Dib publie Le sommeil d’Ève, un roman annonciateur de la guerre civile qui marquera l’Algérie, révélant l’absurdité et la violence du conflit. Ce texte s’inscrit dans la Trilogie Nordique. Le roman met en scène un dialogue intime entre deux amants, Faïna et Solh, qui en sont également les voix narratives.
MOI QUI AI NOM FAÏNA
« Il fait déjà nuit. C’est moi : Faïna. Je suis avec toi, Solh, dans tes occupations, tes inquiétudes, ton repos, tes rêves… Et les branches du tilleul. Le tilleul, celui qui se dresse devant ta fenêtre à Clairval. Tu m’en as si souvent parlé. Moi qui ai nom Faïna. Je me suis tue, mais pas ma voix, ou peu importe, la voix qui dit je et va continuer. La voix qui interpelle et ne s’entretient qu’avec elle-même. Une parole en s’adressant à lui qui parlera seule là où elle est. »
La contemplation hivernale de la nature finlandaise :
« Il y a l’odeur. Le froid pur et tranchant est imprégné d’un léger parfum de pins gelés, d’azote flottant. La lumière qui entre jusqu’au fond de ta conscience te donne envie de boire sa pureté, comme font les enfants quand ils mangent de la neige. Ils n’en mangent pas parce qu’ils ont faim ou soif, mais parce qu’elle est pure, éblouissante, irrésistible. »
La nuit de Solh-Loup qui viendra prendre possession d’Ève (Faïna).
« Tu es entré en moi et je t’ai donné tout ce que j’ai pu. Si tu y as trouvé trop peu de place, tu es libre de sortir, mais n’oublie jamais que je t’aime. »
La contemplation printanière de la nature finlandaise dans une souffrance assourdissante :
« Dehors les oiseaux se sont calmés. La terre a explosé en verdure, ces deux ou trois derniers jours. Il lui faut un peu de pluie maintenant. Dans le soleil couchant, les troncs de pins ont pris une profonde teinte rouge, presque violacée. Les arbres sont immobiles si loin que s’étende le bois. Ils se livrent sans un murmure à la nuit dont l’approche s’empare du cœur plus qu’elle ne s’impose aux choses. »
C’est l’élément de discorde entre Faïna et son papa dans une relation amoureuse déjà bien fragile.
« À table, avec mes parents nous bavardions de choses et d’autres aujourd’hui. À un moment donné, j’ai exprimé le regret que Lex n’ait pas les yeux marrons.
« Qu’est-ce que tu dis ? s’est écrié papa. Comme un juif ou un arabe ? » Mon père tenant de pareil propos ! Ça m’a fait mal, Solh, si tu savais… Solh, tout en aggravant l’éloignement entre nous, cette distance me rapprochera de toi. »
MOI QUI AI NOM SOLH
En écho à la dispute familiale de Faïna, l’hydre de la guerre et sa monstruosité.
« Juif ; arabe… Écho, la mémoire déchirée qui n’en finit pas de me répondre, Faïna. Rouge chair pantelante qui n’en sait pas plus. Brûlant soleil, et que pourrait-il alors raconter ? Juif, arabe…Comme en ce jour beaucoup trop lointain où ils ont transporté le cadavre d’Ibrahim dehors par quelques-uns de nos hommes et où ils nous ont enfermés pour disparaître ensuite. »
Un instant entre les deux amants, le masque du néant de Faïna.
« Et j’ai demandé à Faïna, là-dessus : « Fais-moi voir ton visage »… « Mon visage. Le voilà. » Ce masque de neige, aux yeux clos et à l’air béant, elle le porte aujourd’hui, à Méricourt, à même la peau…Elle l’avait préparé là-bas, comme on prépare un mauvais coup. Mais contre elle-même. Un mauvais coup qu’elle aurait médité contre elle-même. »
« Dans le sommeil, la beauté revient le mieux, le plus à soi, se montre le mieux, le plus à nu. L’état de veille lui est invariablement une torture. Ce n’est que dormant du sommeil d’Ève qu’elle s’abandonne aux mains de la joie. De sa joie. »
Mohammed Dib à travers ce roman chante dans une prose poétique et philosophique, une histoire d’amour folle entre deux amants. Il y a des ingrédients camusiens dans ce roman, un dialogue avec une méditation profonde sur la quête de soi, le sens de la vie et donc de l’amour cher à Albert Camus. L’absurde est très souvent une ombre portée sur le sens de la vie. Mohammed Dib apporte une forme de lumière : une poésie quasi mystique à la Rumi malgré l’impossibilité absurde de s’aimer pour ses deux amants.
« Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable… Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et du désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’Homme. » Le mythe de Sisyphe, Albert Camus
Mohammed Dib, Le sommeil d’Ève, Éditions Sindbad, 1989, 217 pages, 26 €.
© HICHAME MAANANE @chachachamechachame
Correction : Pauline correia
Your blog is a breath of fresh air in the often stagnant world of online content. Your thoughtful analysis and insightful commentary never fail to leave a lasting impression. Thank you for sharing your wisdom with us.