Moi, j’ai toujours aimé connaître tout ce qui arrive aux gens, bien que je ne sois pas bachelier… C’est parce que j’aime les gens. Et les propriétaires de cette maison, je les aimais. Mais cela fait si longtemps, de tout ça, qu’il y a bien des choses dont je ne me souviens plus. Je suis trop vieux et parfois je m’embrouille malgré moi… Pas besoin d’aller voir des films à l’Excelsior, les étés où ils venaient avec leurs amis. L’un d’entre eux peignait la mer. Feliu Roca, c’est comme ça qu’il s’appelait. Il avait fait des expositions à Paris et je crois qu’il est connu à Barcelone et qu’il a gagné beaucoup d’argent grâce à cette étendue bleue. Il l’a peinte de toutes les façons : calme, en folie, avec de hautes vagues, avec des vaguelettes. Verte, de la couleur de la peur. Et grise, de la couleur des nuages. Des marines. […]
Il y avait une villa avec vue sur la mer.
Chaque été, Monsieur et Madame y revenaient, avec leurs amis, passer les beaux jours, faire défiler le temps dans ce havre de paix coupé du monde, cette maison entourée d’un jardin somptueux.
Celui qui nous raconte ces étés d’oisiveté, c’est le vieux jardinier qui laisse filer ses souvenirs, ancrés dans sa mémoire, à son jardin si éclatant.
Il y a cet éden, merveilleux, où l’on se laisse enivrer par le parfum des fleurs qui s’y épanouissent à profusion : roses, iris, trompettes des anges, glaïeuls, bégonias, pulmonaires et bien d’autres encore ; et puis, il y a ce couple charmant dont l’épouse est si belle et l’époux si riche.
Un jour, Madame est venue voir le jardin et je lui ai montré les semis. […] Elle avait l’air un peu estomaquée, parce que personne ne lui avait jamais expliqué aussi clairement ce qui se passe avec les petites plantes qui naissent d’une graine. Je l’ai bien regardée. Elle était belle. Elle avait quelque chose que moi, qui ne suis qu’un jardinier, je ne saurai peut-être pas expliquer. Ce que je ne sais pas expliquer, surtout, c’est les choses délicates…
Les étés paraissent idylliques, entourés de leurs amis, à nager, se promener, se laisser soigner par le personnel de maison. Un bonheur parfait !
Jusqu’au jour où un riche Américain acquiert le terrain voisin et y fait construire une maison pour sa fille adorée.
Monsieur et Madame se sentent menacés dans leur quiétude, mais aussi leur opulence : monsieur Bellom, leur voisin, achète des chevaux ; il leur en faut aussi ! Et les voilà qui montent alors qu’ils n’y auraient jamais songé auparavant…
La construction de la villa s’achève, le jeune couple formé par la fille de monsieur Bellom et son mari emménage dans sa nouvelle maison et donne une somptueuse fête, éclipsant, par son éclat, celle offerte précédemment par Monsieur et Madame.
À une heure, ils ont tiré le feu d’artifice. Comparé à celui qu’avaient donné Monsieur et Madame et qui m’avait semblé tellement somptueux… C’était comme si tout venait d’un monde qui n’était pas la terre, et ça sifflait et ça sifflait, et des fontaines au-dessus des branches et des étoiles de toutes les couleurs et une pluie d’or… Shhh ! Shhh ! Shhh ! ça claquait de partout. La nuit noire de charbon et les fusées qui la rendaient brillante et des fleurs en mille morceaux et des mines de diamants volant dans les airs. L’Eldorado. Et l’herbe buvait tout. Elle recueillait tout.
Une fois la plaisanterie terminée, la paix de la nuit est revenue et la musique et les couples qui tournaient, et pour ma part, j’en ai eu assez et vite au lit.
Et puis, rien ne fut plus jamais comme avant…
Il y a dans ce récit une grande similitude avec Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald, au point que l’on pourrait même dire que ce roman est la version catalane de cette œuvre, mais ce serait le limiter à une pâle copie.
Or, au-delà des réminiscences qui nous ravissent, ce roman de Mercè Rodoreda offre également une galerie de personnages aussi riche qu’une brassée de fleurs du jardin.
À l’encre des souvenirs du jardinier, l’autrice déploie avec talent son sens de l’observation.
Achevé en 1966, ce roman décrit une société où la richesse se conjugue avec l’inaction et la démesure, où les gens fortunés affichent une apparente cordialité qui masque mal l’esprit de compétition qui les anime, où le personnel de maison, régi par une hiérarchie, se prête au jeu des patrons, cancane dans les couloirs, épie, interprète et se grise aussi de compétition quand l’occasion s’en présente.
Le seul qui échappe à ces intrigues par son éternelle débonnaireté et son métier extérieur à la villa, c’est le jardinier, et c’est la raison pour laquelle il est le narrateur, bienveillant, celui qui écoute le vent et les voix à travers les feuilles, qui recueille certaines confidences, mais qui n’émet jamais de jugement.
Le vent emporte les feuilles, les voix et les souvenirs, mais le jardinier n’en oublie aucun pour autant, ni Monsieur et Madame, ni Eugeni, ni monsieur Bellom, ni mademoiselle Eulàlia, ni Feliu Roca, le peintre, et tous les autres.
Regardez le jardin, regardez comme il est. Pour en sentir la force et le parfum, c’est la meilleure heure. Regardez les tilleuls… Vous voyez comme les feuilles tremblent et nous écoutent ? Vous riez… Si un jour vous vous promenez la nuit sous les arbres, vous verrez tout ce qu’il vous racontera, ce jardin…
Écrit en exil, ce roman a peut-être permis à l’autrice de se remémorer également ses amis, sa vie d’antan, celle vécue à Barcelone, avant le départ…
Elle a fui l’Espagne en 1939, en raison de la guerre civile et du soutien qu’elle avait témoigné à l’égard du Commissariat de propagande de la Généralité de Catalogne.
Exilée en France, elle dut quitter le pays pendant la Seconde Guerre mondiale et se réfugia en Suisse, à Genève. Elle revint finalement en Espagne en 1971.
Le Jardin sur la mer est traduit pour la première fois en français et nous permet de découvrir la plume somptueuse de cette grande dame des lettres catalanes.
Ce roman conjugue à merveille la délicatesse et la douceur des fleurs avec les ors et les ombres de la bonne société catalane de l’époque.
Un chef-d’œuvre à découvrir enfin dans la langue de Molière !
Mercè Rodoreda, Le Jardin sur la mer, Éditions Zulma, parution le 9 janvier 2025, 256 pages, 21,50 € (traduit du catalan par Edmond Raillard).
https://www.zulma.fr/livre/le-jardin-sur-la-mer/
© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild
Corrigé par Amandine DE VANGELI — @adv_correction