Pour son deuxième roman, La Nuit de David, paru en août 2024 aux Éditions Gallimard, Abigail Assor propose une fiction saisissante sur l’autre et l’absurdité de nos relations au monde. En offrant un personnage principal double, elle met en exergue notre faculté à tout placer sur une pyramide de valeurs, hiérarchisant nos compétences selon ceux que l’on côtoie. La peur de paraître « moins que », dévalué, en dessous du niveau exigé conditionne notre rapport au monde. Ainsi, l’individu s’efface derrière le poids de la masse. Sa singularité se voit être écrasée. Mais encore faut-il entrer dans le moule défini et savoir gommer les différences qui nous caractérisent. Que faire alors de ces êtres, comme David, que l’on ne peut façonner ?
Olive a 30 ans. Elle plonge dans ses souvenirs d’enfance où, avec son frère David, ils ne faisaient qu’un. Des jumeaux. Ils grandissent ensemble, ils sont inséparables, ils se nourrissent l’un l’autre : « son prénom était mon prénom, son visage était mon visage et un fil invisible au-dessus de nous reliait nos deux corps et les faisait bouger comme deux marionnettes. »[1]. Mais le rythme manque au garçon : il est plus lent, moins adroit, a l’esprit qui voyage. Il veut d’ailleurs devenir le premier homme-train pour traverser, à toute allure, les montagnes et fendre les paysages offerts par la nature. Dans sa tête, sa sœur est une grive. Un oiseau qui l’accompagne partout où le train va. De sa hauteur, elle pourra continuer de veiller sur lui. Pourtant, les maladresses de David agacent la mère. Il faut dire que les parents, avant la naissance des jumeaux, vivaient gaiement au rythme des invitations et des sorties, entourés d’amis. Quand la jeune femme tombe enceinte, l’heureux évènement est accueilli en demi-teinte, surtout quand on lui annonce qu’elle attend des jumeaux. La famille quitte son logement en ville pour s’isoler dans le Loiret près de la grand-mère maternelle, qui, par ailleurs, finance la maison et, par ce biais, s’octroie un certain pouvoir.
On comprend vite que l’enfant caché n’est pas accepté, et que les fautes lui seront reprochées, quoiqu’il fasse. Est-ce David ? L’auteure ne nous le dit pas, mais la mère a choisi le moins vif. Celui qui ne répond pas aux attentes est l’enfant qui ne doit pas être. Alors, comment se séparer de cet autre sans devenir le sujet de toutes les conversations ? sans devenir cette mère jugée pour s’en être débarrassé ?
« Aujourd’hui, j’imagine encore David, si nous pouvions parler, me dire ça de sa voix d’adulte. Rien n’a jamais dégénéré, Olive. Il aurait une barbe, peut-être des lunettes. Rien n’a jamais dégénéré, tout a toujours été là pour celui qui voulait bien écouter. »[2]
La narration s’écrit à travers le personnage d’Olive. Aujourd’hui, elle est adulte, mais c’est avec son regard d’enfant devenu grand, que nous prenons connaissance des circonstances. C’est avec ce regard, empreint de nostalgie et de regret, qu’elle revient sur ce passé vieux d’une vingtaine d’années. Le jugement qu’Olive porte aujourd’hui sur sa mère n’est-il pas la perception d’une femme sur cette autre femme, cette figure maternelle qui l’a accompagnée durant cette enfance brisée par la violence infligée à David, et dont elle fut à la fois le témoin et la victime collatérale ? Car à présent, l’homme-train n’est plus là, près d’elle, à lui raconter ses rêves qui forment son seul refuge. Il a pris un autre itinéraire, imposé. Hors d’elle.
Si l’absurdité est ce qui n’a pas de sens, alors la vie de David l’incarne, et sa nuit le libère. À défaut des bras qui calment, c’est sur les rails que le garçon aimerait s’apaiser, et c’est ce rêve d’envol qu’il désire réaliser. Un rêve de liberté où les enfants qui songent, qui pleurent, qui dépassent la ligne, et dont l’écriture dévie du cadre, peuvent exister sans être traités de fous.
Dans nos sociétés où les enfants sont parfois une fin en soi, où le fait d’avoir un enfant est la marque sociale de la normalité et où la maternité est sacrée, la mère devient reine par celui qu’elle a enfanté. Par conséquent, n’est-il pas absurde de se conformer à cette norme si le désir d’enfant n’est pas présent, engendrant un « coupable éternel »[3] à tous les maux qui nous menace ? La parentalité ici racontée n’est pas le fruit d’une pression sociale ? Le deuxième enfant que porte la mère des jumeaux n’est-il pas perçu comme un intrus qui serait venu squatter la couche de sa sœur ? Un intrus qu’il faut faire sortir. Une sortie définitive. Indifférente aux souffrances et aux rêves de son fils, elle le chosifie, comme pour se protéger de l’expulsion brutale qu’elle désire.
Absurde est la sacralisation de la reproduction menée par une pression sociale massive alors que les pleurs, les bruits, le vacarme parfois, et les jeux sont des choses jugées intolérables, sources de bien des hontes. On pense aux repas entre amis où les enfants sont enfermés afin de ne pas déranger les échanges entre adultes et la bonne ambiance de la soirée. Or, un enfant qui bouge, n’est-il pas cet enfant vivant ? Un enfant qui parle et questionne, n’est-il pas cet enfant curieux que le grand-père de la plage a su comprendre et saisir ?
« À Papa et Maman qui grondaient David pour avoir tenté d’escalader le portail de la maison de vacances, notre grand-père de plage souriant : lui avez-vous seulement demandé où il voulait aller ? Lorsque David hurlait, il applaudissait : voilà un petit garçon qui a des choses à dire. Au téléphone, il disait à Maman qui racontait l’après-midi à Grez où il [David] l’avait presque poignardée en étant un pirate : c’était donc un pirate qui en avait gros sur le cœur. Et à mon frère qui voulait devenir un train, il répondait : et pourquoi pas. David m’a souri radieux. J’ai haussé les épaules — avoir grandi à un rythme qui m’avait arrachée plus tôt que lui au monde où j’étais une grive et où il était un train au-dessus de la vie, je me sentais stupide. »[4]
Pour répondre aux attentes et correspondre à l’image que sa mère a choisie pour elle, la jeune Olive grandit plus vite que de raison, s’exclut de l’enfance, mais en la présence de ce grand-père dont les propos émerveillent David, elle pressent que grandir n’est pas une chose enviable, que le temps a son rythme, que le bousculer bouleverse la mélodie de la vie. Le souffle de ce grand-père est plus rafraîchissant que le hurlement de la mère.
Grandir, c’est aussi apprendre à taire et à se taire. Pour David, l’apprentissage est difficile, il se fera dans le rejet. Un mutisme prudent. Pour Olive, il est le facteur fondamental pour être aimée de sa mère. Alors, si la première tentative de communiquer avec le monde est un cri, la jeune fille comprend vite que ce cri, qu’il soit de joie, de peur ou de tristesse, doit être avalé, à l’instar de son père qui s’enferme dans un silence de lâche. Une absence qui laisse alors sa femme dans l’absurdité du plein pouvoir.
La mère des jumeaux est une femme dont les attitudes, les goûts et les désirs sont dictés par autrui. Elle est sclérosée par le regard des autres, paralysée par les jugements et notamment, le plus ultime, celui, tranchant, de sa propre mère.
Il faut, pour cette mère, donner l’illusion de la perfection, quitte à faire, l’extrême inverse de ce qu’elle montre, que l’on cachera derrière le rideau opaque du modèle social. Sa cruauté est saisissante. L’auteure, excellente dans la rédaction des non-dits, des sous-entendus, des messes basses que le lecteur saisit et qui l’aiguillent dans une compréhension du texte qui lui appartient. Son imagination est sollicitée. Elle prend part à l’écriture du roman. Il fait des hypothèses et porte son attention sur de menus détails, tel que le rendez-vous chez la psychologue pris par la mère et redouté par l’enfant. Une fois l’enfant en confiance, le rendez-vous est annulé, faisant verser à David les larmes d’un chagrin d’abandon. La mère, elle, est vexée de ne pas avoir été confortée dans son diagnostic : la folie présumée.
À travers Olive et David, c’est la douceur de l’imaginaire, la beauté de l’enfance et l’importance des mots prononcés par l’adulte que l’auteure exprime et retiennent l’attention du lecteur. Les mères, en tant que figures d’attachement, ont, par ailleurs, un rôle déterminant dans la construction de l’individu. Leurs gestes et leurs mots ont alors une importance capitale.
Avec ce roman d’une grande richesse, Abigail Assor aborde le besoin vital, aussi rassurant que destructeur, de comparaison et de normalité. Pourtant, derrière nos masques, ne sommes-nous pas tous un peu fous, de cette douce folie qui nous anime et nous fait désirer les choses essentielles à notre épanouissement ? car qui est le plus fou de ce récit ? la mère en quête de perfection ? le père mutique ? la grand-mère intransigeante ? le grand-père de la plage dont l’esprit navigue encore dans les eaux troubles de l’enfance ? Olive, cherchant la satisfaction parentale, ou David, vivant dans un monde qui lui appartient, au rythme plus lent que le train, mais emportant chaque voyageur désireux de découvrir des contrées encore méconnues ?
Assor Abigail, La Nuit de David. Aux éditions Gallimard,Collection Blanche
Parution 22 août 2024
© DAVID VALENTIN
Corrigé par © Amandine – Mot correct exigé
[1] Assor Abigail, La Nuit de David. Aux éditions Gallimard. Paris, 2024. p. 70.
[2] Assor Abigail, La Nuit de David. Aux éditions Gallimard. Paris, 2024. p. 52.
[3] [3] Assor Abigail, La Nuit de David. Aux éditions Gallimard. Paris, 2024. p. 107.
[4] Assor Abigail, La Nuit de David. Aux éditions Gallimard. Paris, 2024. p. 86.