Naval n’arrivait pas à dormir, les nombreuses nuits où elle n’arrivait pas à dormir, ce n’étaient pas des moutons qu’elle comptait pour s’endormir, c’étaient les hommes morts de Khorramchahr. Elle commençait par sa famille, par son fils, par son père, et par ses cousins, morts avant son fils et son père, et dont les corps avaient été pulvérisés, puis elle passait aux voisins et à ses compagnons de jeu quand elle était enfant, puis aux habitants de la ville et à ceux qu’elle avait vus à la télévision, dans les catafalques au coin des rues et sur les pierres tombales du cimetière de Khorramchahr, dont elle n’avait pas pu oublier les noms et les visages, alors que Rassoul lui avait interdit de jamais en mentionner aucun.
L’Iran, après la guerre qui l’a opposé à l’Irak ; la guerre et les désastres qu’elle engendre ; la guerre et les populations civiles touchées, anéanties, décimées ; la guerre et les séquelles que l’on en garde.
Le récit se place à hauteur de femme, à travers le personnage de Naval qui a vu son enfant mourir dans ses bras, lors de l’attaque de Khorramchahr ! Chahran, sa chair, son sang, a été mortellement touché lors de l’offensive irakienne, et s’est éteint dans ses bras.
L’horreur qu’aucune mère ne devrait vivre, la souffrance qu’aucune femme ne devrait ressentir… le deuil d’un enfant !
Naval tenait fermement Chahran dans ses bras et écoutait les inspirations qu’il prenait. À chaque expiration, une gerbe de sang rouge coulait sur Naval.
A cette perte vient s’ajouter celle de son père, de ses cousins, tous morts lors de cette attaque meurtrière.
C’est à ce moment-là que la raison de Naval flanche, quand les pertes se ressentent, que la ville se retrouve vidée de ses hommes décédés lors de l’offensive et qu’il faut fuir.
Rassoul, son mari, absent lors de cet assaut, a été heureusement épargné.
Le récit d’après-guerre se déroule également à travers ses yeux, son vécu, son ressenti à l’égard des événements.
Il y a donc Naval, totalement ébranlée qui ne parvient pas à faire face, et Rassoul qui, à l’inverse souhaite aller de l’avant, oublier la guerre, oublier la souffrance, les deuils, l’irréparable…
Rassoul lui disait qu’il fallait passer à autre chose : la guerre était finie. Ça faisait presque trois ans et il était évident que ça n’allait pas recommencer. Si elle regardait bien, elle verrait qu’il y avait plein d’hommes dans les rues. Certains sont morts, d’accord, mais les autres sont en vie.
Et, afin d’oublier, Rassoul souhaite que son épouse lui donne un fils ; il ne remplacera pas celui mort pendant la guerre, mais il permettra d’écrire une nouvelle page.
Cependant, la maternité n’offre pas le salut attendu et Naval fuit sa famille, elle part à Dar-ot-Tale’e où ne vivent que des femmes, blessées par la guerre.
Dans ce récit poignant, le temps ne s’écoule pas selon la ligne qu’on lui connaît ; l’autrice évoque des épisodes de la guerre qui sont entrecoupés d’événements futurs et l’histoire nous est contée comme un sablier que l’on renverserait sans cesse d’un côté comme de l’autre, afin de mélanger les grains de sable, le passé et le futur, la trame du temps faisant la navette entre les deux.
La trame et le temps, le drame et l’Iran, la guerre et les femmes, meurtries… et pourtant en vie !
Nous, nous sommes maudites. Il y a certaines choses qu’on ne doit pas voir. Une femme ne doit pas voir ses enfants morts, sa maison effondrée, sa terre fendue en deux. Si elle voit ça, elle ne doit pas rester. Elle doit mourir. La vie ne devrait pas laisser les enfants s’en aller et les mères rester. Les hommes s’en aller et la terre rester. Nous ne sommes pas des êtres humains, Rassoul. On nous a emmenées voir le fin fond de la noirceur avant de nous ramener sur terre. Nous sommes revenues des enfers. Regarde-nous : nous sommes mortes.
Malgré tout, malgré la douleur, le deuil, la souffrance si intense, ces femmes sont vivantes ou survivantes !
Le talent de l’autrice réside dans le fait de nous conter la guerre à travers ces destins de femmes, ce qu’elles ont dû affronter pour continuer à vivre, malgré l’irréversible, l’irréparable.
Comme un écho à la souffrance des femmes, il y a celle de la nature, meurtrie également, celle de la palmeraie de Dar-ot-Tale’e où Naval est venue se réfugier, cette palmeraie dont les arbres sont calcinés, brûlés par la guerre, et pourtant toujours vivants, eux aussi.
Et là, dans ce bout de terre ravagée, la femme blessée rencontre la nature brûlée, la mère prend soin des palmiers, et de cette rencontre rejaillira la vie, l’espoir, ce qui avait été oublié et qui pourtant ne peut être perdu définitivement…
Elle a dit : je suis leur mère. Je suis la mère de toute ce qui est mort pendant la guerre. Elle n’a pas arrêté de les caresser. De les arroser. Après les tempêtes de sable, elle les nettoyait. Elle est allée leur chercher du tissu blanc à la ville. Elle leur a cousu des chemises qu’elle leur a mises. […] Un jour, c’était il y a deux ans, je me suis rendu compte qu’à force, l’un d’eux avait fait un petit. Sur le côté. Comme sur les palmiers-mères encore en vie. Comme ça, sur un côté, au milieu du noir, une pousse verte était sortie. Comme avant la guerre, quand les palmiers donnaient vingt à trente petites, hein ! Tu as déjà vu ça, non ?
Le vert vient supplanter le noir, la guerre recule pour laisser place à l’espoir !
Ce roman est un message de lumière : après le chaos revient toujours l’harmonie !
Et c’est ainsi, qu’au hasard du récit, nous est contée la légende de Afra et Imran, l’équivalent perse de Perséphone et Hadès, ce mythe qui nous raconte le cycle des saisons mais incarne également la renaissance, le renouveau…
Au printemps, quand Afra revient, tout reverdit.
Une ode à la vie !

Photo officielle de Nasim Marashi sur le site des éditions Zulma
Nasim Marashi, La mère des palmiers, Éditions Zulma, parution le 6 février 2025, 288 pages, 22 €.
https://www.zulma.fr/livre/la-mere-des-palmiers/
© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild
Correction: Pauline Correia