Il est de notoriété publique que Dostoïevski, Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski de son vrai nom, est un être des ténèbres. Non pas qu’il s’engluait fanatiquement en elles par satanisme, mais bien parce qu’il sentait qu’il y avait là, en ces terres hostiles, une réponse aux grandes questions de son siècle, le XIXe et que pour la trouver, il fallait un explorateur, quelqu’un de suffisamment dérangé pour s’y aventurer, et de suffisamment désespéré pour sacrifier le peu de bonheur que sa modeste vie lui offrait. Ainsi, dès sa dix-septième année, il déclare à son frère aîné, Mikhaïl : « J’ai un projet, devenir fou. [1]»
L’ENFANCE/L’ADOLESCENCE
Très tôt, le jeune Fiodor ressent un décalage entre lui et ses pairs. Marqué par une enfance affectueuse, cajolé par sa mère, Maria Fiodorovna, et surveillé de près par son père, Mikhaïl Andreïevitch, qui ne cesse de lui enseigner les bonnes manières, frôlant bien souvent l’excès, il connaît la chaleur d’une famille, l’importance des liens entre les frères et sœurs, le respect des aînés. Avec eux, il vit dans l’hôpital militaire de Moscou, là où officie son père, tout juste anobli. Toutefois il éprouve un manque. En lui résonne le silence. Il a beau voyagé à Darovoïe, paisible hameau familial dans lequel il fréquente les paysans, s’émerveillant de leur bravoure, de leur endurance, de leur foi dans le dénuement, rien n’y fait : en lui un sentiment germe, quelque chose d’inexplicable – une sensibilité particulière qui se forme pleinement au lycée, là où, timide, réservé, peureux, il lit, se coupe de tout contact relationnel. Son sentiment se développe, et, petit à petit, Fiodor se déprécie, s’écœure, et, en même temps, croyez-le ou non, naît en lui, pour se protéger, une idée – une idée prodigieuse : celle d’être supérieur à tout le monde. Oui, c’est déjà à l’adolescence qu’apparaît cette dualité entre charité et orgueil – entre lumière et ténèbres. Cette même supériorité qui s’accroît un peu plus auprès des autres étudiants, desquels il se répugne, leur reprochant un matérialisme hérité des Lumières. Là est donc, chez lui, un élément fondateur : le choc entre tradition et modernité.
LES PAUVRES GENS
Mais si Dostoïevski est par la suite devenu un fervent défenseur de la première, c’est qu’il est avant tout un enfant de son temps – pour ne pas dire le parfait enfant de son temps. Mieux que quiconque, il sait ce que signifient errance, souffrance et isolement, car mieux que quiconque il endure, dès sa vingtaine, le vide de l’existence, le non-sens considérable de l’urbanité pétersbourgeoise, l’exploitation du travail, lui employé dans l’administration. « Avez-vous donc vécu ainsi toute votre vie, dans la solitude, les privations, sans joie, sans une parole d’amitié ou de sympathie, à louer des recoins chez Dieu sait qui ? [2]» C’est donc dans son premier texte, corrigé et recorrigé, qu’il se perd corps et âme, ayant enfin la possibilité de se confier, de se purger, de transcender sa misérable existence. « Ah, qu’en sera-t-il de moi, quel sera mon destin ! Ce qui est dur, c’est d’être tellement dans l’inconnu, de ne pas avoir d’avenir, de ne pas même pouvoir essayer de deviner ce qu’il en sera de moi. [3]» Ainsi le papier incarne la présence qui lui manque une fois rentrer dans sa case, sa pitoyable case dans laquelle il ressasse ses angoisses : « Regarder en arrière, cela fait simplement peur. C’est une telle douleur que le cœur se déchire en deux rien qu’à s’en souvenir. [4]» Pour autant, qu’il se rassure, son roman se publie en 1846 et lui vaut immédiatement les louanges du gotha de l’époque : Vissarion Belinski, Dmitri Grigorovitch, Nikolaï Nekrassov, tous se satisfont d’avoir déniché « le nouveau Gogol [5]». Oui, la félicité de Dostoïevski semble infinie ! Elle le grise, l’enchante, l’euphorise, et très vite, voulant surfer sur la vague du succès, il entame un deuxième projet – un projet qui, dans Les Pauvres Gens, est ainsi résumé : « Toute ma vie, je me plaindrai des méchants qui m’ont perdue. »
LE DOUBLE
C’est lui qui attire les problèmes, et pour cause : Le Double, bien qu’imparfait, bien que foisonnant, est un roman trop moderne pour convenir aux mondanités, chercheuses de roman social. Brut, rebutant, moralement impie, le personnage principal, Goliadkine, est un être maladif : « Il se sentait tout à fait mal, la tête en pleine déconfiture, en plein chaos. [6]» Bien plus, il est franc, ne recherche aucun compromis, vit simplement, dans la mélancolie : « Il finit par s’asseoir sur la chaise, appuya son front dans ses paumes et se mit à essayer, de toutes ses forces, de réfléchir et d’éclaircir certains aspects de sa situation concrète. [7]» C’est, en un mot, la dépersonnalisation qui se dépeint page après page ; la méfiance, la paranoïa, la fébrilité poussent Dostoïevski à figer son trouble. Car si Goliadkine guerroie contre son double – Goliadkine-cadet –, l’auteur guerroie, lui, dans la réalité comme dans la fiction, contre toute forme de Goliadkine – son alter ego. Et toujours cette rengaine : « J’ai des ennemis, Krestian Ivanovitch, j’ai des ennemis ; j’ai des ennemis cruels, qui ont juré ma perte… »
LE CERCLE PETRACHEVSKI
Si Albert Camus dit qu’il faut s’imaginer Sisyphe heureux, de même il faut s’imaginer le jeune Dostoïevski, fixant la Fontanka par une douce nuit, solitaire, fuyard, errant, paranoïaque, endeuillé de son père et de sa mère, loin de son frère, sans amis, renié par les cercles littéraires. Un trou noir, tel est son quasar. Aucune perspective, sans un seul kopeck en poche, il tâtonne, cherche une issue pour fuir « l’imagination et la solitude [8]» – celle-là même, d’issue, qui, en 1847, le présente à Mikhaïl Boutachevitch-Petrachevski, vingt-six ans, comme lui. Son cercle, une réunion hebdomadaire au cours de laquelle les participants parlementent de projets sociaux, économiques et même révolutionnaires, attire rapidement l’attention des autorités tsaristes. Elles qui embastillent plusieurs éléments perturbateurs, dont Spechnev, surnommé « Méphistophélès » par Dostoïevski lui-même – ce même Spechnev qui, bien des décennies après, fricotera avec Bakounine, le même qui, avec Netchaïev, inspirera au romancier son plus gros chef-d’œuvre, Les Démons, au sein duquel Spechnev – toujours lui – s’incarnera sous les traits d’un monstre : Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine.
LA MÉTAMORPHOSE
Si Dostoïevski se cherche dans la vingtaine, s’il erre, souffre, s’apeure de sombrer dans l’abîme, c’est qu’il lui manque quelque chose de fondamental pour le Dostoïevski qu’il deviendra : la foi. C’est en effet au contact du peuple russe, des bagnards, des criminels, c’est grâce à l’expérience de la maison des morts qu’il comprendra l’essentiel : l’homme, surtout l’homme russe, n’est rien sans croyance céleste – doublement rien s’il oublie l’essence même de la patrie, le Christ. Et avec le recul, évidence que de couronner Dostoïevski comme le maître incontesté de notre époque : il a tout dit, tout prédit de nos enjeux actuels, et cela, un siècle et demi à l’avance. Évidence surtout, de reconnaître, a posteriori, que toute sa bibliographie est imbibée par sa promesse, celle de devenir fou. Cette folie qui lui fera écrire : « Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j’ai fait, c’est, dans ma vie, d’amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d’amener ne serait-ce qu’à la moitié […] [9]» Cette même folie qui poussera Nietzsche à concéder : « Dostoïevski… le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie… »[10]
[1] Correspondances, Éditions Bartillat.
[2] DOSTOÏEVSKI, Fiodor. Les Pauvres Gens. Actes Sud, 2001.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] DE VOGÜÉ, Eugène-Melchior. Le Roman russe. Classiques Garnier, 2024.
[6] DOSTOÏEVSKI, Fiodor. Le Double. Actes Sud, 1998.
[7] Ibid.
[8] FRANK, Joseph. Dostoïevski, un écrivain dans son temps. Éditions des Syrtes, 2019.
[9] DOSTOÏEVSKI, Fiodor. Les carnets du sous-sol. Actes Sud, 1992.
[10] NIETZSCHE, Friedrich. Crépuscule des idoles. Flammarion, 2017.
©GOUJU TONY
Correction : Ludivine Corbin