Imperator ! La figure guerrière, mythique et autoritaire ne laisse à l’Empereur que deux choix : le fou ou le philosophe. Or, même si les empires tiennent, leurs dirigeants font rarement de vieux os. L’Empereur manque de légitimité. Il la conquiert, l’use et la perd. Ses territoires inégaux culturellement ou politiquement réclament une incarnation. Sa mobilité est une force et une faiblesse, « ubi imperator, ibi Roma[1] » (« Là où est l’Empereur, là est Rome »). Dans son itinérance, il se déplace avec sa cour, son administration et ses esclaves aux quatre coins de l’empire. Courir vers le rêve. Quelle galère pour un homme, mais quel prodige pour un Dieu !
UN EMPIRE, POUR QUOI FAIRE ?
La pensée d’Ibn Khaldum (1332-1406), bien qu’adaptée aux grands empires islamiques, permet d’y voir plus clair sur l’organisation d’une telle structure. Pour lui, la place de l’impôt d’Etat forme le levier de cette institution. Une trinité ontologique mène la danse : « une capitale, un territoire nourricier (ou un commerce nourricier) et une ceinture de tribus ou de territoires incontrôlés. »[2]. L’Empire fait reposer sa prospérité sur un impôt qui oblige les populations à la soumission et la production. Il annihile de facto son sentiment belliqueux. Où trouver, dès-lors, son armée, sa violence et ses conquêtes ? Chez les tribus voisines et nomades. La sédentarité permet la citadinité et l’abondance mais tue la dynamique impériale. Cette contradiction originelle se confirme dans l’échec dynastique. Le grand-père conquiert, le fils stabilise, le petit-fils alangui confit les rennes à un autre chef de guerre, et le renversement est inéluctable.
D’où vient l’Empire ? D’où émerge le rêve ? En ce qui concerne l’Orient, les royaumes mésopotamiens, égyptiens, perses ou hellénistiques courent à brides abattues vers l’Empire. Une chose est certaine, Rome ne sera jamais impériale. L’Empereur n’est que le premier citoyen, l’Empire qu’une Res publica restituta
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA RÉPUBLIQUE
« Pendant mon sixième et mon septième consulat, après avoir éteint les guerres civiles, étant en possession du pouvoir absolu avec le consentement universel, je transférai la république de mon pouvoir dans la libre disposition du Sénat et du peuple romain »[3]. C’est Auguste qui parle. Voici l’Homme-Empire qui en un tour de main transforme une république en un césarisme absolutiste[4], réforme l’armée, les provinces, conquiert et se divinise. Il n’échouera que sur sa succession.
Deux fantasmes, dès le départ, sont à extraire de cette propagande. D’abord, cette idéologie de restitution du pouvoir est peu présente du temps même du fondateur. P. Veyne tempère cela en rappelant qu’elle sera réécrite à posteriori. Ensuite, l’Empereur n’exerce qu’un pouvoir délégué. Le terme de « République » est agité durant tout l’Empire. Le divin Auguste n’existe que par son peuple, son sénat. Il est le Princeps, le premier citoyen, le premier serviteur.
Les romains se soumettaient-ils vraiment à un monarque en croyant qu’Il protégeait la République ? Il ne s’agit pas là d’une croyance, d’une foi particulière en un rêve ou une institution perdue. La réalité de l’exercice du pouvoir est bien plus complexe qu’il n’y parait.
LE SÉNAT ET LE PEUPLE DE ROME, À QUI PERD GAGNE
Les empereurs et le Sénat doivent jouer cette partie de « je t’aime, moi non plus ». Non pas que les sénateurs puissent dicter sa conduite à l’Empereur. Celui-ci a déjà un conseil restreint. Non pas, non plus, que l’Empereur puisse se passer des sénateurs. Tout est affaire d’apparences, de respect et d’équilibre des puissances. « Entre le prince et le Sénat avait été conclu un compromis : la noblesse laisse le prince gouverner ; en échange, l’empereur laisse aux nobles leurs hautes fonctions administratives et les traite comme ses pairs, sans prendre des airs royaux ; de leur côté, les nobles le traitent comme un roi. »[5]
Dans les faits, cette ambivalence est redoutable. Elle est concrète et se finit mal pour l’Empereur, même s’il peut souvent emporter quelques têtes nobiliaires avec lui. Durant les deux premiers siècles de l’Empire, aucun prince ne parvient à transmettre le pouvoir à la troisième génération. La succession par primogéniture n’est pas le fondement du pouvoir[6]. Rien à voir avec la continuité du corps royal qui structure les royaumes modernes.
Par contre – contradiction ou réalisme politique – le choix du fils du prince paraissait le plus logique pour les édiles romains. L’empereur en titre associe très tôt son fils au pouvoir. Il le confirme, et « l’adoube ». Un règne réussi reposait justement sur la capacité du monarque à transmettre son pouvoir à son fils[7]. Cette instabilité courante entre deux règnes n’a pas détruit l’Empire. Elle l’a revivifié à chaque période.
NÉVROSE IMPÉRIALE
De cette condition nait une recherche d’équilibre : « Etranges figures, écrivait Schumpeter, que ces empereurs des deux premiers siècles, égarés dans un rôle trop compliqués en deçà ou au-delà du seuil de la névrose, hésitant entre une humanité simple et la tyrannie ou l’excentricité »[8]. Et des tyrans, on en connait. Ils forment une étrange litanie, conspuée par une élite envieuse, ou carrément frappée de damnatio memorae quand la coupe était pleine.
L’Empereur peut tout révolutionner. Qu’on pense à Caracalla, ou aux voyages incessants d’Hadrien[9]. Ces Empereurs ont fait avancer l’Empire. Mais trop de pouvoir peut corrompre. Qu’en est-il de ces fameux « Césars fous », noircis par leurs successeurs ? Même si l’ubris est mis en avant pour les condamner, il faut aussi restreindre leur réelle nocivité. L’autoritarisme concernait surtout le petit cercle du pouvoir – et non tout l’Empire. Loin de là, l’idée de sanguinaires dévastant des provinces entières.
Les effacer permettait surtout de continuer à restituer quelque chose de meilleur, de plus digne, et de reproduire le statu quo de la politique impériale.
DÉVIATION VERS L’EST
Constantin (règne : 306-337) apporte une révolution qui ne sera effective qu’avec son successeur, Constatin II. Il se convertit au Christianisme, fonde sa ville, et amorce lentement une logique de transmission héréditaire du pouvoir. Il sait se montrer malin et, s’il persécute les chrétiens « hérétiques », il laisse les païens puissants continuer leur marche dans l’administration[10].
L’Empire ne tombe pas. Il se divise. Théodose partage le territoire en deux, en 395. Pour l’Orient, l’Empire romain se maintiendra mile ans de plus. Cela se couple avec une transformation du pouvoir impérial. Le rêve dynastique, plus affirmé au IVe siècle, avec des co-empereurs systématiques, pousse vers un abandon total des titulatures romaines. Justinien prend les titres de gothicus ou persicus tandis que : « les seuls titres qui subsistent sont ceux d’imperator caesar et augustus »[11].
L’empereur a changé de rêve, il n’est plus un chef militaire – trop risqué – mais il devient un Basileus[12], un roi, le grec reprenant ce que le latin lui avait dérobé, de trop longue date.
© PHILIPPE GARDES (@fildelhistoire)
[1] Rappel de cette maxime des juristes romains dans l’article J.L. Mourgues, « Les empereurs en voyage : politique et grands travaux » in L’Histoire, n°217, janvier 1998
[2] G. Martinez-Gros, Brève histoire des empires : comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Point, Seuil, 2014
[3] Auguste, Res Gestae in « La révolution tranquille », C. Virlouvet, L’Histoire, janvier 2014
[4] P. Veyne, « Qu’était-ce qu’un Empereur Romain ? » in Paul Veyne une insolite curiosité, Bouquins, R. Laffont, 2020
[5] Ibid.
[6] « le terme de dynastie qui suggère, par référence à l’expérience de l’Europe médiévale et moderne, un ordre de succession attendu et accepté, n’est pas approprié pour les Julio-Claudiens. » in M. Corbier, « Parenté et pouvoir à Rome » in Rome et l’Etat moderne européen, Ecole Française de Rome, 2007, pp.173-196
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] L’Edit de Caracalla, en 212, accorde la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’Empire. P. Veyne note ceci sur les voyages d’Hadrien : « Il apparait que, dans les mentalités du moins, le règne d’Hadrien fait passer l’Empire d’une hégémonie romaine (ou italienne) à un empire unifié, œcuménique. »
[10] Op.cit.
[11] E. Limousin, 101 fiches d’Histoire du Moyen-Âge, Byzance et le monde musulman, Bréal, 2005
[12] Ce décalage culturel ne doit pas mésestimer la présence de l’institution impériale, ou tyrannique, chez les grecs.
Bibliographie :
Veyne, Une insolite curiosité, Robert Laffont, 2020
« La révolution tranquille », C. Virlouvet, L’Histoire, janvier 2014
Martinez-Gros, Brève histoire des empires : comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Point, Seuil, 2014
Limousin, 101 fiches d’Histoire du Moyen-Âge, Byzance et le monde musulman, Bréal, 2005