La violence n’a pas de visage, selon l’éthique d’Emmanuel Levinas[1]. On peut penser que Claude Chabrol lui donnait raison en réalisant sa Cérémonie. Le film, tourné en 1995, s’ouvre sur la silhouette de Sophie, une jeune domestique tout nouvellement engagée chez les Lelièvre. Cette famille bien éduquée vit dans l’isolement d’une grande maison bourgeoise où Sophie, timide et introvertie, se montre entièrement dévouée en prenant soin de cacher son analphabétisme. Mais sa rencontre avec la postière Jeanne, qui voue une haine sans pareille aux Lelièvre, va progressivement révéler les névroses de ces deux femmes au passé trouble, qui iront jusqu’à leur donner la mort. Tiré du roman L’analphabète de Ruth Rendell, lui-même inspiré par l’affaire des sœurs Papin, La Cérémonie n’illustre pas un simple crime, mais questionne la violence qui s’exerce insidieusement entre les classes sociales, en prenant soin de laisser au spectateur la responsabilité du jugement.
DE LA HAINE AU CRIME
En découvrant La Cérémonie, on peut aisément penser que l’on a affaire à un fait divers mettant en scène une famille bourgeoise victime de la démence de deux femmes, leur domestique Sophie et son amie, la postière Jeanne. Et à vrai dire, on n’aurait pas tout à fait tort, puisque le film se clôt sur un massacre commis froidement à coups de carabines – le nom des Lelièvre prend finalement tout son sens. Claude Chabrol n’est d’ailleurs pas le dernier à mettre en scène des personnages psychotiques, comme il l’a déjà illustré dans Le Boucher ou Masques.
Sophie et Jeanne dans la scène finale. Claude Chabrol, La Cérémonie, 1995
Ici, on ne tarde pas à découvrir la perversité de ces deux femmes, copines comme cochons, qui finissent par s’avouer leurs crimes passés – celui du père, celui de l’enfant – dans des éclats de rire sardoniques. Petit à petit, leur brutalité s’exprime sans voile contre les Lelièvre, qui incarnent toute la réussite réservée à la classe bourgeoise : particulièrement intrusive, Jeanne lit leur courrier et les insulte ouvertement, tandis que Sophie désobéit et devient menaçante. À première vue, on peut donc voir le film comme un banal fait divers, et dénoncer la violence dans un seul camp. À première vue seulement, puisque dans cet exercice, Chabrol cherche justement à révéler la part invisible qui réside dans l’expression de tout acte de violence.
DEMEURER INVISIBLE
Dès la première scène, celle de la rencontre entre Sophie et Mme Lelièvre, Chabrol filme l’instauration d’une relation inégale. Certes, l’une emploie l’autre, mais leurs échanges dévoilent d’emblée une vague indifférence de la mère de famille face aux besoins de sa domestique, oubliant même d’évoquer le montant de sa paie. Une fois engagée, Sophie s’occupe seule de cette grande maison en parfaite invisible, cloîtrée dans la cuisine et dans la chambre. L’espace devient discriminant, et le fossé se creuse avec les autres personnages.
Les Lelièvre réunis. Sophie (de dos, au premier plan) assiste à la scène en retrait. Claude Chabrol, La Cérémonie, 1995.
Les plans la montrent toujours solitaire, ou en retrait des Lelièvre, qui l’évoquent sans tenir compte de sa présence, et se disent même soulagés de ne pas avoir à « lui faire la conversation ». Cette violence symbolique, que Pierre Bourdieu nomme le mépris de classe[2], s’exprime à travers un discours paternaliste qui retire toute volonté subjective à la domestique. Plein de bons sentiments, M. Lelièvre décrète avec condescendance qu’il serait bon de donner à la « boniche » des cours de conduite. En décidant à sa place, les Lelièvre la privent de ses droits, et la principale concernée tend elle-même à se soumettre à cette autorité, pour échapper à l’expérience de la discrimination. La caméra ne la lie finalement qu’à son amie Jeanne, qu’elle accueille volontiers dans sa chambre en prenant soin de ne « pas se faire voir ».
LA HONTE SOCIALE
Si chaque classe sociale est séparée à l’image, leur culture est également un signe de distinction, au sens proprement bourdieusien. La télévision en est le premier marqueur : les Lelièvre y admirent un opéra de Mozart lorsque Sophie suit des émissions de divertissement. Mais l’écart s’exprime surtout dans l’analphabétisme de cette dernière, qui semble effrayée en pénétrant dans la bibliothèque familiale. Par l’incapacité de lire – et donc, de comprendre une liste de courses – Sophie vit avec un sentiment de honte, et la peur viscérale d’être démasquée par les Lelièvre, tous cultivés comme il faut. Une crainte qui n’est pas infondée, puisque les réactions de la famille face à la découverte de son illettrisme traduisent une nouvelle fois l’expression d’un mépris : Mélinda emprunte au lexique médical en déclarant vouloir « soigner les gens comme [elle] », tandis que M. Lelièvre renvoie Sophie à sa culpabilité, en objectant que « ce n’est certainement pas entièrement de [sa] faute ».
Sophie vue en double. Claude Chabrol, La Cérémonie, 1995.
Cette distinction établit ainsi l’affrontement entre deux camps : celui du geste face à celui du mot. Illettrée, quasiment mutique, Sophie est privée de parole, ne répétant de manière mécanique que des « J’ai compris », « Je ne sais pas » à ses patrons. En ne pouvant exister dans le discours, celle-ci se rebelle d’abord en se réappropriant son espace, invitant secrètement Jeanne dans sa chambre. L’interdiction lui sera alors formulée verbalement par M. Lelièvre. Cette confrontation entre l’acte et la parole ne cesse de monter crescendo, jusqu’à ce que Sophie et Jeanne commettent le crime, tirant plusieurs coups de fusil sur chaque membre de la famille, ainsi que sur les livres de la bibliothèque. La violence physique répond en ce sens à la violence symbolique, celle du langage écrit ou parlé, qui reste le monopole d’un milieu privilégié.
UNE VIOLENCE LÉGITIME ?
Bien loin de présenter un simple fait divers pour « faire diversion »[3], La Cérémonie s’intéresse donc à la violence invisible d’une classe dominante, qui exerce le pouvoir de la parole, là où l’exploité se fait entendre par le coup. Le crime n’est-il pas souvent le résultat d’un non-dit qui se cristallise sous la forme d’une frustration ? En affirmant avoir fait « le dernier film marxiste », Chabrol met en scène une éternelle confrontation entre ceux qui dictent et ceux qui obéissent, ceux qui s’affirment et ceux qui se cachent, ceux qui jugent et ceux qui culpabilisent.
Les Lelièvre. Claude Chabrol, La Cérémonie, 1995.
S’il pointe cette injustice systémique, ce film légitime-t-il pour autant la violence meurtrière ? Rien n’est moins sûr. Toute la subtilité de cette œuvre se trouve précisément dans l’évitement d’un discours manichéen qui défendrait l’acte violent comme un acte juste : si les Lelièvre incarnent une bourgeoisie condescendante et répressive, ils ne méritent pas pour autant d’être massacrés à coups de carabine. De leur côté, Sophie et Jeanne ont des antécédents criminels qui font supposer un réel déséquilibre psychique. En laissant au spectateur le soin de se faire son propre jugement, Chabrol cherche surtout à lever le voile sur l’écart qui existe entre les classes sociales, et sur les rapports de force qui s’exercent dans le silence.
© ROMANE FRAYSSE
NOTES :
[1] Cf. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini : essai sur l’extériorité. Livre de Poche, France, 1990.
[2] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement. Les Éditions de Minuit, France, 1979.
[3] Pierre Bourdieu, Sur la télévision. Raisons d’Agir, France, 1996. Dans cet essai critique sur le journalisme, Bourdieu analyse l’utilisation médiatique des faits divers comme « des faits qui font diversion ». Le philosophe dénonce ainsi la tendance des journalistes à « cacher en montrant, en montrant autre chose que ce qu’il faudrait montrer si on faisait ce que l’on est censé faire, c’est-à-dire informer ».
Image : Sophie et Jeanne dans la chambre. Claude Chabrol, La Cérémonie, 1995.