« — Ancor n’est pas la morz si pres
Con tu cuides » fet Percevaus[1].
« La mort n’est pas encore aussi proche que tu le crois » , répliqua Perceval.
C’est sur ces mots que s’ouvre le duel entre Perceval et le chevalier Orgueilleux de la Landes. Cette provocation — habituelle dans les romans de chevalerie — pourrait s’appliquer à ce fameux chevalier redécouvert récemment, dans la poussière des siècles et des manuscrits.
Ségurant ou le chevalier au dragon, publié par les Belles Lettres en octobre, est un objet étonnant. Son découvreur et traducteur, Emanuele Arioli, semble discret, au premier abord. Et puis, il suffit de lui poser une question sur ce héros de Ségurant et c’est un véritable assaut de mots, un déluge de passion pour ce personnage si bien que M. Arioli nous emporte dans son passage. C’est bien l’histoire du meilleur chevalier de la Table Ronde que son ouvrage souhaite nous raconter.
L’objet-livre en lui-même change des publications habituelles des Belles Lettres destinées, d’ordinaire, à des spécialistes (qu’on pense à la collection de la Roue à livres ou encore la collection Guillaume Budé). On sent que l’édition est le fruit d’un souci de transmission d’une histoire perdue reconstituée par Emanuele Arioli sur cette dernière décennie. L’édition n’est pas aussi érudite que la traduction et le commentaire publiés aux éditions Champion en 2019 et dont se délectent les médiévistes, et c’est bien là sa qualité. E. Arioli a réussi à rendre agréable à suivre l’histoire de Ségurant, chevalier ensorcelé par la fée Morgane qui le met à la poursuite d’un dragon imaginaire. La lecture est articulée sous forme de chapitres (l’histoire n’est pas linéaire du fait du travail de reconstitution à partir de plusieurs manuscrits et fragments) ponctués par des enluminures de manuscrit finement choisies.
E. Arioli ne laisse pas son lecteur à l’abandon, mais intervient dans le texte par l’intermédiaire de passages en italiques qui donnent la voix au conteur qu’il est — pardon — au ménestrel.
Comme le podcast associé permet de le soulever, Ségurant est un personnage singulier de l’histoire littéraire dans la mesure où il est un chevalier de la table ronde, mais que l’auteur anonyme réussit à effacer de la tradition par un subterfuge narratif que nous laissons au lecteur le soin de découvrir.
Ségurant partage les valeurs chevaleresques de ses homologues chantés par Chrétien de Troyes, tout en sortant des limites de la tradition, et notamment en ne s’adonnant pas au fin’amor. Sur ce point, Ségurant est semblable à Galaad, le chevalier le plus pur de tous, le seul à réussir à s’asseoir sur le Siège Périlleux lors de la quête du Graal.
C’est donc une lecture plaisante que réussit à nous faire vivre E. Arioli dans cette édition de Ségurant le chevalier au dragon. On ne peut que souhaiter deux choses.
Une telle histoire mérite bien plus qu’un livre édité dans un format si petit. Il mérite d’être réédité sous la forme d’un beau-livre foisonnant de fac-similés de manuscrits et d’illustrations.
Ensuite, on ne peut espérer qu’une chose à ce Ségurant : qu’il récupère sa place autour de la Table Ronde auprès des grands chevaliers bien plus connus comme Arthur, Lancelot ou Yvain.
[1]Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, traduction inédite et présentation de Jean Dufournet, p. 234-235.
Ségurant, le chevalier au dragon, Belles Lettres
272 pages, 6 octobre 2023, édition d’Emanuele Arioli.
Benjamin Demassieux
Mail : demassieux.benjamin@gmail.com