Pablo Neruda (1904-1973), poète chilien, auteur, entre autres, du Chant général et prix Nobel de littérature en 1971, signe avec La Centaine d’amour une œuvre lyrique d’une grande intensité. Dédié à son amour pour Matilde Urrutia qui fut sa troisième et dernière épouse, Neruda regroupe ici cent sonnets répartis en quatre sections correspondant aux stades de la journée. Alors qu’il avait auparavant déjà rédigé des vers à l’attention de Matilde (Les Vers du Capitaine) qu’il avait, étant déjà marié, publiés anonymement, Cien sonetos de amor constitue une sortie de l’anonymat pour le poète. Désormais assumée, l’idylle unissant Matilde à Neruda est l’objet de l’intégralité du recueil. Entre amour ardent et promesses d’une éternité commune se profile un émerveillement constant régissant chaque instant de la journée comme de la nuit. Ce ravissement perpétuel permettra au poète de surmonter la crainte de l’épée de Damoclès qui se trouve au-dessus de tout être : la mort.
MATIN
Pour Neruda, le matin est placé sous le signe du rayonnement et de l’incandescence. Décrivant un amour fusionnel au sein duquel les deux amants s’appartiennent, il accorde une place importante aux astres et au feu. Le poète semble se consumer au rythme de ses vers, louant chaque détail de Matilde, dont les cheveux jusqu’aux ongles, qui font l’objet de plusieurs sonnets, paraissent revêtus d’une grande beauté. Atteignant son point culminant dans le sonnet 11, « J’ai faim de tes cheveux, de ta voix, de ta bouche… », l’émerveillement ardent avec lequel l’amant énumère chaque élément du corps désiré laisse parfois place à la douleur. La souffrance de l’absence imaginée, le refus de la dissociation dans le couple sont pour autant contrés par ce ravissement permanent qui semble unir le poète à Matilde.
MIDI
Le soleil à son zénith, l’amour devient un cycle et est à nouveau lumineux. Sonnet 44, Neruda écrit « Moi je t’aime afin de commencer à t’aimer, / afin de pouvoir recommencer à l’infini / et pour que jamais je ne cesse de t’aimer : / c’est pour cela que je ne t’aime pas encore ». Cette volonté, plus loin encore que celle d’étirer le temps, définit l’amour comme un éternel recommencement. Aimer, puis ne plus ou ne pas encore aimer pour finalement goûter à nouveau à ces étapes qui constituent la force du sentiment, c’est se rappeler qu’au-delà de l’éternité il est possible de multiplier l’infini en réenclenchant l’émerveillement des débuts. Fortement sensible au sonnet 48, l’idée de renouvellement des sentiments est omniprésente dans ce recueil et induit un réenchantement perpétuel, conçu comme moyen de surmonter n’importe quelle étape de la vie amoureuse, la laissant perdurer jusque dans la mort. « Les deux amants heureux n’auront ni fin ni mort, / ils naîtront et mourront aussi souvent qu’ils vivent, / ils possèdent l’éternité de la nature ».
SOIR
Au crépuscule, les vers de Neruda se font plus sombres. Le poète ne dissimule plus ses failles et la douleur gagne du terrain. Le feu se mue en cendres et la lumière est comme voilée, mais bientôt l’obscurité laisse place à nouveau à l’amour dans toute son ardeur. « En cette histoire je n’arrive qu’à mourir / et si je meurs d’amour, c’est parce que je t’aime, / parce qu’amour, je t’aime, et à feu et à sang ». Lorsque le soir touche à sa fin, la souffrance semble apaisée et l’amour permet au poète de renaître, poursuivant le cycle amoureux.
NUIT
Alors que le couple est assoupi, les sonnets prennent une coloration onirique, parfois cauchemardesque. L’angoisse de la mort saisit l’amant, qui pourtant triomphera sur la nuit. Le recueil se conclut sur le centième sonnet avec « l’éternité d’un baiser victorieux ».
La Centaine d’amour de Neruda pourrait se concevoir comme héritière du célèbre Canzoniere de Pétrarque, non seulement par sa forme, le sonnet, mais aussi par son fond. Matilde Urrutia devient alors une Laure de chair et d’os pour le poète, idéalisée, mais dont la beauté est consommée contrairement à l’idylle de Pétrarque qui restera fictive. Bien que dans la lignée pétrarquiste ainsi que dans celle de la poésie amoureuse, Neruda n’exprime ni un amour chaste à la façon du poète florentin, ni uniquement son désir pour Matilde. Puisant de très nombreuses analogies dans la nature et dans la réalité quotidienne, il donne à lire une poésie presque hybride, entre le prosaïsme et l’enchantement. Émerveillement et bonheur extatique sont la ligne directrice de la plupart des sonnets, permettant à l’amour de devenir un cycle qui engendre son élévation, outrepassant la mort. L’éternité est promise à ces amants qui réenchantent leur quotidien, induisant une résurrection des sentiments sans cesse renouvelés. Idylle réaliste sublimée par ces cent sonnets, les deux amants demeurent aujourd’hui, selon la volonté de Pablo Neruda, unis dans un amour à jamais scellé par ces poèmes imprimés qui résonnent et résonneront probablement encore dans des milliers de cœurs.
Tout simplement magnifique. Un article aussi plaisant à lire qu’un poème de notre cher Neruda. Bravo sœurette !
Tout simplement magnifique. Un article aussi plaisant à lire qu’un poème de notre cher Neruda. Bravo sœurette !