Je m’appelle Laurence Bouchet. Pendant 25 ans, j’ai été professeur de philosophie en classe de terminale au lycée de Pontarlier dans le Doubs. Après ces nombreuses années sédentaires passées à enseigner à des élèves de terminale, j’ai ressenti le désir de changer de voie. Il me semblait avoir exploré toutes les facettes de l’enseignement de la philosophie dans le contexte de préparation au baccalauréat.
J’ai alors décidé de proposer des ateliers de pratique philosophique. L’idée était de m’inspirer de Socrate en questionnant les participants plutôt qu’en leur donnant des leçons magistrales, comme j’avais l’habitude de le faire avec mes élèves. Un atelier de pratique philosophique implique une participation beaucoup plus active. Les participants doivent se risquer à proposer leurs idées malgré les obstacles tels que le manque d’habitude, la peur de l’erreur, de l’insignifiance ou du ridicule.
Pour celui qui se met dans la peau de Socrate, ce n’est pas non plus facile. Il s’agit d’adopter une forme d’ignorance active. « La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien. » disait Socrate. Cette conscience de ne pas savoir est la condition nécessaire pour s’étonner et chercher. Mais la plupart du temps on n’a même pas idée de cette façon d’entrer en dialogue avec les autres, car cela ne se pratique pas au cours de la scolarité ni au cours des études supérieures. De plus, cette forme de dialogue socratique diffère considérablement des débats télévisés, où chacun cherche simplement à convaincre l’autre de ce qu’il pense déjà.
Nous n’avons donc jamais l’occasion de ralentir nos échanges avec les autres pour nous mettre à l’écoute, pour prendre le temps de la réflexion, pour examiner ce que nous venons de dire ou ce qu’un autre a dit, en cherchant les présupposés d’un discours, en les questionnant, en les problématisant.
J’ai découvert que l’on pouvait réellement suivre les traces de Socrate en observant Oscar Brenifier, qui a été l’un des premiers à remettre cette méthode au goût du jour. J’ai pensé que c’était ce que je voulais faire à mon tour. En l’expérimentant, j’ai compris que, bien que cette méthode soit exigeante et difficile, et ne convienne pas à tous, elle devrait cependant être accessible à tous. Pour certaines personnes apprendre à penser avec rigueur, à prendre du recul avec ses opinions et ses fonctionnements, constitue une libération et un vrai plaisir, et ces personnes appartiennent à tous milieux, elles sont de tous âges et de toutes cultures.
D’où est venu votre concept de « Philomobile » ? Dans quel but ?
Le concept de la Philomobile est né de l’idée d’aller à la rencontre de chacun, non pas pour transmettre une doctrine particulière, car je n’ai aucun contenu dogmatique à communiquer, mais pour inviter à pratiquer ce type de dialogue et faire découvrir cette pratique au plus grand nombre. Au volant de ma Philomobile, je m’arrête ici et là (en 2018, j’ai philosophé jusqu’en Espagne et au Maroc, en 2023 en Tunisie).
Sur mon chemin, je croise toutes sortes de personnes, y compris celles dont on ne pense pas qu’elles pourraient philosopher et qui ne se sentent pas elles-mêmes a priori concernées. Des municipalités (Langres, Saint-Claude, Paris, Vanves) m’ont missionnée pour philosopher dans la rue. Je stationne ma camionnette, affichant d’un côté le portrait de Socrate et de l’autre celui de la philosophe Simone Weil, avec la mention « Connais-toi toi-même » en gros caractères au-dessus. J’entame alors un dialogue avec les personnes que je rencontre dans la rue.
À Langres, je me suis installée sur la place du marché et j’ai interpellé les passants. Je suis aussi allée dans les quartiers discuter avec des groupes de garçons, parfois je rentre dans un café où il n’y a que des hommes et je propose de dialoguer. Je partage ces expériences sur mon site Internet et sur les réseaux sociaux.
Vous êtes enseignante de philosophie. Pensez-vous que celle-ci doit être pratiquée avec les plus jeunes ?
Oui, bien sûr. Les enfants dès le CP, voire en grande section maternelle, peuvent commencer à apprendre à porter leur attention, à écouter, à proposer des questions et à chercher des hypothèses de réponse. En grandissant, on augmentera le niveau d’exigence en leur demandant d’argumenter, d’objecter, de problématiser et de conceptualiser. Plus tard quand on leur proposera de lire des textes d’auteurs classiques, ils les trouveront beaucoup moins hermétiques que les élèves de terminale actuels, car ils se seront exercés depuis plusieurs années à développer des compétences philosophiques.
Vous précisez sur votre site qu’il faut « prendre une distance avec soi-même ». Qu’entendez-vous par là ? La philosophie est-elle à ce titre un moyen de penser par soi-même ou contre soi-même ?
Prendre une distance avec soi-même signifie ne pas considérer comme absolue la première idée qui nous vient à l’esprit. Il s’agit d’observer nos propres modes de fonctionnement, en particulier quand ils posent problème. Sommes-nous précipités, têtus, confus, entêtés ? Il s’agit donc à la fois de penser par soi-même et de penser contre soi-même. Parfois, nous adhérons à une opinion sans la questionner, elle provient de notre famille, de notre culture ou de l’air du temps, et nous la considérons comme faisant partie intégrante de notre identité. Penser, c’est être capable de dégager les présupposés sur lesquels reposent nos opinions et nos représentations et les questionner. Lorsque nous parvenons à le faire, nous pensons à la fois par nous-mêmes et contre nous-mêmes (contre notre conformisme superficiel).
Dans la démarche de démocratiser la philosophie, vous avez également animé des ateliers de philosophie en prison. Pourquoi avoir choisi ce public ?
La prison peut être vécue de différentes manières par les détenus. Globalement, on observe trois types de réactions face à l’incarcération (un même détenu peut passer de l’une à l’autre).
Certains détenus se sentent profondément dévalorisés et honteux. Stigmatisés et ressentant douloureusement le regard social, ils deviennent, à leurs propres yeux, des individus sans valeur, souffrant d’un sentiment d’abandon et d’une profonde perte de sens, qui les conduit parfois jusqu’au suicide (le taux de suicide en prison est sept fois supérieur à celui de la population générale). Et quand ils ne vont pas jusqu’à cette extrémité, ils sombrent dans une forme de déchéance nourrie de ressentiment envers les autres et envers eux-mêmes.
D’autres détenus tirent au contraire une forme de fierté de leur incarcération. Ils estiment que cette expérience les rend plus forts et montrent qu’ils n’ont peur de rien. Souvent soutenus par leur entourage, ils deviennent les « caïds » de la prison. Enfin, il existe des détenus (probablement moins nombreux que les autres) qui utilisent leur temps d’incarcération pour réfléchir et travailler sur eux-mêmes. Ce sont ceux qui participaient aux ateliers de philosophie (malheureusement, ces ateliers ont été supprimés à la maison d’arrêt de Besançon pour des raisons d’orientation budgétaire. Ces ateliers ont eu lieu trois heures par semaine de septembre 2017 à juillet 2023).
C’est avec ces détenus que les ateliers de pratique philosophique semblaient prendre tout leur sens. Les participants étaient désireux de se remettre en question, de voir les choses sous un autre angle, de changer leurs habitudes de pensée. Ils prenaient plaisir (même si ce n’était pas toujours facile) à se questionner, à réfléchir ensemble, à prendre le temps d’écouter, à prendre conscience d’eux-mêmes et à s’emparer de textes du corpus classique ou de contes philosophiques.
J’ai vécu de grands moments de réflexion en leur compagnie. De plus, ces trois heures hebdomadaires de philosophie en groupe constituaient un contexte idéal pour cette pratique. Il faut du temps et de la régularité pour prendre confiance, pour oser dire ce que l’on pense, pour travailler avec ses émotions et apprendre à recevoir la critique sans se sentir menacé ou outragé. Il faut du temps pour acquérir la confiance nécessaire pour douter de manière constructive, remettre en question ses opinions et regarder les choses sous un autre angle. Je n’ai pas la place de détailler tout cela ici, je le ferai dans un ouvrage que j’ai commencé à rédiger.
Je tiens toutefois à préciser que j’ai eu la joie de recevoir l’appel il y a quelque temps d’un ancien détenu, incarcéré pour des raisons de radicalisme islamiste. Libéré au bout de six ans, il souhaitait continuer à participer aux ateliers de pratique philosophique, et il est revenu philosopher, mais dans un contexte différent. On entend souvent parler des détenus ou des personnes fichées S qui récidivent ou passent à l’acte, mais on parle moins de ceux qui reprennent une vie normale, trouvent un emploi, s’intègrent, et encore moins de ceux qui font de la philosophie et ont pris goût au dialogue en prison, mais il en existe quelques uns.
Vous proposez également des consultations en ligne sur des thématiques philosophiques. Héritez-vous de la tradition antique qui privilégie le dialogue comme outil thérapeutique ? Si oui, quels sont les philosophes qui vous inspirent ?
La consultation philosophique vise à aider la personne qui consulte à penser en se posant des questions inhabituelles, à envisager les choses sous un angle différent, à problématiser ses évidences. L’objectif n’est pas de fournir une solution immédiate à un problème, mais plutôt de lutter contre des rigidités intellectuelles. Cette approche de la philosophie, qui ne se contente pas de théoriser de manière détachée (comme c’est traditionnellement le cas dans l’enseignement académique), est héritée de Socrate, mais aussi des stoïciens et des philosophes cyniques, car elle a quelque chose de provocant. De nombreux autres philosophes inspirent également cette pratique philosophique. Sartre est éclairant avec ses analyses des attitudes de mauvaise foi, qui nous empêchent de penser avec authenticité. Lors d’une consultation, le ou la philosophe s’inspirant de ces analyses, aidera la personne à prendre conscience des attitudes de mauvaise foi derrière lesquelles elle se dissimule.
Dans un monde marqué par les réseaux sociaux, les dialogues écrits et le manque de concentration des élèves, comment redonner une place au dialogue oral ?
Grâce à Internet, nous avons accès à une quantité énorme d’informations et de données. Bien que nous puissions bénéficier d’excellents cours en ligne sur Spinoza ou tout autre philosophe, aucun artifice technique ne peut procurer ce plaisir spécifique de penser en présence des autres. Aucun outil technologique ne peut remplacer l’humain en face de nous, celui qui nous questionne, nous interpelle et nous permet de nous décentrer.
Avec les réseaux sociaux et Internet, nous sommes confortablement confortés dans ce que nous pensons déjà. En revanche, l’atelier de pratique philosophique nous bouscule, nous met face à l’inattendu et nous conduit sur d’autres chemins.