Si Sartre a largement été influencé par Husserl durant sa jeunesse, l’écriture de Huis-Clos issue de l’ontologie L’être et le néant en 1944 ouvre la voie de ce que nous appelons désormais la philosophie de la liberté.
Le théâtre sartrien est profondément marqué par le conflit qui structure le rapport à autrui. Contrairement aux pièces antiques où la dissension a une visée cathartique, Sartre l’utilise pour traiter la question de l’intersubjectivité.
Séquestrés en vase clos, le rapport à l’autre devient l’enjeu majeur de la pièce, et dans un tel entre-soi, la trame n’est plus narrative mais circulaire. En outre, l’auteur de La Nausée s’en sert pour mettre en scène sa pensée profondément libertaire et ainsi illustrer ses convictions déjà énoncées dans l’Etre et le néant.
Dans Huis-clos, les personnages sont en Enfer. Loin de l’image dantesque de la Divine Comédie, il n’est, dans la pièce, nulle question de bûcher ni de Lucifer. L’Enfer sartrien ressemble, à s’y méprendre, au monde réel : un salon de type Second Empire, des canapés, un tapis et des discussions banales entre étrangers, témoignant intrinsèquement de l’athéisme revendiqué de son auteur.
LE FROUSSARD, LA DIABOLIQUE ET L’INCONSTANTE : UN TRIO INFERNAL
En dehors de leur damnation, les trois protagonistes n’ont, a priori, rien en commun. Garcin est un journaliste pacifique qui a refusé de prendre position pendant la guerre. Nous apprendrons plus tard qu’il prenait plaisir à torturer psychologiquement sa femme en la forçant à servir ses nombreuses maitresses.
Lesbienne issue du bas peuple, Inès, n’a, de son coté, aucune autre réussite que celle d’avoir perverti l’amante de son cousin, la poussant ainsi au suicide par le gaz. Quant à Estelle, la dernière à faire son entrée sur scène, elle n’est, d’apparence, qu’une jeune mondaine frivole mariée à un vieillard richissime pour sortir de sa condition précaire. La jolie dilettante se révélera plus tard être une femme adultère, matricide de surcroit, totalement dépourvue de culpabilité et dont le coeur se révèle aussi froid que sa chevelure polaire. Celle-ci deviendra, malgré elle, l’enfer des deux autres. Garcin la désirant mais ne pouvant passer à l’acte devant Inès finira par endosser le rôle de son épouse d’autrefois : le spectateur impuissant, contraint de subir la cruauté d’autrui. Et pour cause, Inès n’a qu’un objectif : pervertir Estelle et la ravir au seul disposant de la virilité nécessaire pour ses besoins physiques. A son tour, elle rejoue la scène d’autrefois, celle qui l’a conduite ici-bas, à la différence que cette fois, la mort ne saurait stopper ses morbides projets.
De prime abord, dans un scénario parfait, Garcin, Inès et Estelle pourraient vivre dans l’harmonie pour l’éternité dans un confort somme toute plaisant. Or, c’est justement la promiscuité de ce trio qui le ramène à son sort, et pour cause : tous trois se font bourreau de l’autre.
Inès désire Estelle qui, elle, désire Garcin. Peu à peu, la tension qu’elle instaure poussera les personnages à se révéler. Garcin, qui se voit comme un héros pour avoir eu la force de ne pas prendre parti pendant la guerre, se mirera en lâche qui a consenti tacitement au génocide le plus meurtrier de notre temps. Nulle issue pour le journaliste puisqu’il ne se définit plus que par ses actions passées et qu’il ne peut plus échapper au regard de l’autre. N’oublions pas que dans l’Enfer sartrien, la nuit n’existe pas, les paupières demeurent inexorablement ouvertes, ce qui retire aux héros la possibilité de prendre repos du jugement de l’autre.
L’ENFER, C’EST LES AUTRES
Ainsi, Garcin en vient à la conclusion que l’inconscient collectif associe à la pièce depuis sa sortie : “ L’enfer, c’est les autres.” En outre, pour Sartre, l’homme est condamné à être libre. Refuser cette liberté revient à ressentir un vague à l’âme qu’il qualifie de nausée, sentiment qu’éprouve Roquentin, le principal protagoniste du roman éponyme. Ajouter à cela, nier que l’on puisse être ce que l’on veut et ainsi jouer à être ce qu’on imagine que l’on est s’apparente à ce que Sartre qualifiait de “mauvaise foi.”
Les trois personnages de Huis-Clos sont l’archétype de ce processus. Tous acceptent de se laisser définir par le regard d’autrui et finissent par devenir ce que les autres pensent qu’ils sont. Inès voit en Garcin un lâche. Il a beau réfuter ses propos, l’ancien journaliste endossera, peu à peu, ce rôle puisqu’il refusera de s’interposer entre Inès et Estelle, et ce, en dépit de l’attirance qu’il ressent pour cette dernière. Il s’effacera, cédant ainsi la place à sa rivale, laquelle, seule à revendiquer sa damnation deviendra le seul protagoniste du trio prompt à assumer ses actes sans tenir compte du regard de l’autre.
LE SUPPLICE DE LA PRIVATION DU LIBRE-ARBITRE
Les autres deviennent un substitut de l’Enfer si nous attachons trop d’importance aux jugements qu’ils portent sur nous. Si nous avons tous la possibilité d’évoluer, il n’en est pas de même pour les personnages de Huis-Clos puisqu’ils sont morts. Nul retour en arrière possible, aussi bien pour le couard Garcin que pour la cruelle Inès. Les actes commis dans leur vie parlent pour eux et ils sont désormais obligés d’en subir perpétuellement les conséquences. En revanche, en ce qui nous concerne, nous avons tous le choix : vivre à travers le regard d’autrui et ainsi connaître l’Enfer sur terre ou s’émanciper du rôle que la société nous impose à travers l’image que l’autre se fait de nous. D’après Sartre, l’homme est condamné à être libre. Aussi s’il choisit de se laisser brimer par la vision que les autres se font de lui, c’est en pleine connaissance de cause qu’il le fait. Garcin choisit, dans Huis-clos, de se laisser écraser par le jugement d’Estelle, incarnation de “ tous ces regards qui me mangent “ , mélange de culpabilité et de honte qui lui feront office de bûcher. Si l’autre me voit comme un lâche et que j’accepte passivement qu’il me serve de miroir, c’est de mon propre gré que j’entame ma descente aux Enfers.“ Nous sommes nos choix “ confiait l’auteur du Diable et le bon Dieu dans son essai “ L’existentialisme est un humanisme” et c’est en prenant connaissance de cet état de fait que nous pouvons pleinement saisir la substantifique moelle de la pensée sartrienne, profondément libertaire et plaçant tout-un-chacun au devant de ses responsabilités.
Et bien, maintenant que nous le savons, emboitons le pas à Garcin, “Eh bien, continuons !”
Bonjour Mélanie, il y a longtemps que j’ai lu cette pièce de Sartre et à l’époque je ne pouvais pas en comprendre tout le sens. Aujourd’hui, que je consacre plus de temps à la philosophie, je réalise nettement mieux le contexte de cette pièce et de ses protagonistes. Merci pour ton approche. J’ai lu dernièrement une critique très sévère sur Sartre de la part de Franz Olivier Guisbert. Décconcertant envers ce philosophe. Bon début d’année à toi.