Chesterton était un écrivain anglais de premier plan. Auteur de L’Homme éternel et du Père Brown, le « prince des paradoxes » se distinguait par ses écrits iconoclastes. Dans Orthodoxie (1908), réédité dernièrement chez Carmin, il défend une pensée droite qui s’appuie sur une foi excentrique. Inquiet par le déterminisme occidental moderne, le poète réhabilite le pouvoir vivifiant de l’imagination présent notamment au sein des contes enfantins. Au moment où le monde est en passe d’être asséché et simplifié, relire cet ouvrage est de salubrité publique.
LA VANITÉ DES LOGICIENS
D’emblée, il s’agit pour l’auteur anglais de mettre en exergue la pathologie moderne suprême, celle de « croire en soi-même ». Si cette formule, aussi creuse soit-elle, pouvait plaire à beaucoup de nos contemporains, elle est le signe d’une déraison manifeste. En parlant de ce phénomène à son éditeur, Chesterton lui dit qu’il existe des hommes plus infatués d’eux-mêmes que Napoléon et César, mais ils résident dans un asile de fous. Plus que cela, croire en soi serait le symptôme d’un parfait raté. Contre cette morgue matérialiste qui méprise la religion en la qualifiant de superstitieuse, l’écrivain nous rappelle le sens du concret très présent dans la mentalité religieuse d’antan : ainsi, le péché originel, doctrine selon laquelle nous aurions une nature corrompue et propice au Mal, est un fait aussi évident que l’existence d’une pomme de terre. Or, la remise en question de celui-ci dépasse les sphères du scientisme du XIXe siècle, elle est aussi reprise par certains religieux « modernes » dont le congrégationaliste R.J Campbell : une fois de plus, le monde de ceux qui « font les malins » (Péguy) nie ce que nous pouvons constater dans la rue, à savoir la prédisposition des hommes au péché.
En dépit du bon sens qui voudrait que la raison rende compte de tout, Chesterton assimile l’homogénéité d’un esprit humain à la folie. En souhaitant mettre l’univers en boîte, le rationaliste n’est plus frappé par les bizarreries qui peuvent surgir dans nos vies : or, seul un esprit sain peut distinguer le normal du bizarre. À ce propos, le poète écrit : « Ce qui engendre la folie, c’est précisément la raison. Les poètes ne deviennent pas fous, mais les joueurs d’échecs le deviennent ». Ainsi, William Cowper, auteur romantique du XVIIIe siècle, devint fou à cause de la logique de la prédestination, seule la poésie le délivra d’une nécessité cruelle et glaciale. De cela, Chesterton tire un éloge vibrant des poètes, capables de s’épandre et de s’exalter quitte à finir la tête dans les cieux. À l’inverse, le logicien cherche éperdument à faire entrer le ciel dans sa tête ; c’est d’ailleurs pour cela que « sa tête se fend ».
En outre, ce nécessitarisme moderne, qui prétend tout expliquer par des causes impersonnelles, fait l’impasse sur les actes gratuits du quotidien : lorsqu’un homme siffle, chante ou cingle l’herbe à l’aide d’une baguette, il semble échapper aux lois d’airain de la Nature censées l’étouffer. Or, seul un homme normal peut accéder à une telle insouciance, qui est celle des « certitudes naïves de l’expérience » : si la logique sort de ses gonds, elle empêche les affections les plus saines d’advenir chez le logicien. Ainsi, la combinaison d’une rigueur absolue et d’une étroitesse d’esprit débouche sur la folie nous dit Chesterton : contre cette dérive, il s’agit pour l’auteur de se débarrasser de l’asphyxie des arguments contre la simplicité du Royaume des Cieux. En effet, il vaut mieux accéder à celui-ci en s’abrutissant, plutôt qu’en s’enfermant dans la cage de l’intelligence ratiocinante qui mène tout droit à l’enfer. « Abêtissez-vous », aurait dit Pascal. Ici, Chesterton tance vertement les dures chaînes du scientisme.
À présent, étudions comment le monde moderne, apologiste d’une raison absolue, se retourne contre la pensée elle-même.
DE VIEILLES VERTUS DEVENUES FOLLES
Chesterton, attentif au génie du quotidien, se méfie des abstractions ronflantes au profit des intuitions populaires. Ainsi, il est courant d’entendre qu’un homme a le cœur bien placé (« to have one’s heart in the right place ») : cela implique qu’il existe quelque chose comme une fonction associée à d’autres fonctions, une place pour chaque chose. Cet ordre intuitif permet aussi de dire de quelqu’un qu’il est bon ou mauvais sur un plan moral.
Si le monde moderne laisse parfois l’intuition de côté, il garde néanmoins le souci de l’autre, la bonté chrétienne. D’un côté, l’effacement progressif du catholicisme dans les esprits occidentaux a permis à un certain nombre de vices de prospérer. Or, les vertus évangéliques ont aussi pullulé, mais sans l’appui que leur donnait leur socle religieux. Cela fait dire à Chesterton dans une phrase restée célèbre : « Le monde moderne est saturé des vieilles vertus chrétiennes virant à la folie ».
Or, qu’est-ce que cela veut dire ? Dans la tradition chrétienne, les vertus théologales et cardinales sont liées les unes aux autres : les séparer arbitrairement revient à les faire errer dans la solitude. Chesterton prend l’exemple du souci légitime de la vérité et de la pitié envers son prochain : les scientifiques, non éclairés par la transcendance, sont à la recherche d’une exactitude sans se soucier de la foi. Quant aux humanitaires, ils chantent les louanges de l’humanité tout en lui ôtant sa dimension surnaturelle. Ainsi, la vérité morale poussa l’inquisiteur Torquemada à torturer les incroyants et la vérité physique incita Émile Zola à torturer des gens : si la justice et la paix pouvaient cohabiter dans une mentalité imprégnée de christianisme, désormais les vertus fondamentales s’égarent en raison de leur dissociation.
Cette corruption des antiques préjugés a notamment abîmé la vertu d’humilité : si l’homme de bien doutait de lui-même, mais non de la Vérité divine, c’est l’inverse qui se produit sous les latitudes modernes. Jadis aiguillon des êtres prompts à fournir des efforts dans le but d’atteindre le Vrai, le Beau et le Bien, l’humilité moderne fait douter l’homme de sa propre légitimité et de celle de la transcendance, ce qui a pour effet de lui faire baisser les bras. De cette révolution de paradigme émergera une race d’humains trop modestes pour croire en la table de multiplication ou qui pensera que la gravité n’est qu’une lubie dont nous pouvons douter.
Certes, Chesterton a défendu qu’une raison délirante pouvait mener à la neurasthénie si elle se privait de son socle théologique ainsi que de l’imagination. Cependant, l’auteur anglais se fait le défenseur de la rationalité : elle est paradoxalement beaucoup plus en danger au sein du monde moderne que lorsqu’elle était garantie par l’autorité religieuse. En effet, le scepticisme peut amener à un tel point de dégoût qu’il pourrait faire vaciller tout ce que la pensée humaine a de plus valable : l’unicité et la force de la vérité rationnelle perd ses appuis si elle ne prend pas source dans la vérité divine : « En détruisant l’idée de l’autorité divine, nous avons en grande partie détruit l’idée de cette autorité humaine qui nous permet de tenir nos comptes. Longtemps et par à-coups, nous avons tenté d’arracher la mitre du souverain pontife, et sa tête est venue avec ». L’autorité, dont l’étymologie renvoie au fait d’ « augmenter » (augere), permet l’unicité du réel et c’est par elle que celui-ci prend toute sa consistance : s’il reste indépendant de cette racine primordiale, le scepticisme asséchant emportera tout sur son passage.
Chesterton tire de cette critique du paradigme moderne une attaque de la libre-pensée, des révolutionnaires, mais aussi de Nietzsche : la première, vieillotte et ressassée, ne peut mener à une humanité solide dans ses fondements. Les seconds, dont la critique touche à peu près tout (pensons à « la critique de la critique critique » de Marx), ne peuvent plus se rebeller contre quoi que ce soit. Enfin, le philologue allemand est brocardé pour son vitalisme primesautier, mais aussi pour son orgueil solitaire qui le mena aux enfers de la folie.
LE PAYS ENSOLEILLÉ DU BON SENS
Tout d’abord, Chesterton cite l’exemple typique d’un jeune employé émerveillé par ses rêves de jeunesse et raillé par son employé terre-à-terre : une fois l’idéalisme de la jeunesse passé, nous devons faire l’impasse sur les châteaux espagnols et les animaux volants au profit de la machinerie moderne dont le but avoué est l’efficacité absolue. Enfant, l’auteur londonien entendait déjà ce genre de commentaire désabusé. À l’encontre du bon sens moderne qui voit le monde comme une étendue plate et purement utilitaire, Chesterton nous confie qu’il croit plus que jamais dans les contes de fées que sa nourrice lui racontait : s’il s’intéresse peu aux élections, il aime relire la bataille d’Armageddon présente dans le Nouveau Testament.
Cette croyance assez naïve se répercute dans son credo politique : il croit en la foi démocratique et libérale. En effet, les choses que les hommes partagent demeurent les plus importantes, il est donc normal que l’éducation des jeunes, le gouvernement du pays et les mariages soient confiés aux hommes ordinaires. Laudatifs quant aux histoires populaires, Chesterton est un défenseur de la tradition : à la manière des contes racontés de génération en génération, l’auteur se fait le promoteur de la « démocratie des morts ». Si le bulletin de vote des vivants est important, la tradition « refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui ne font que se trouver par hasard sur terre » : ainsi, nos ancêtres doivent, d’après le poète, siéger à l’Assemblée.
Enfant, Chesterton écoutait certains contes de fées, racontés par sa nourrice, une « solennelle prêtresse désignée par les astres pour sauvegarder à la fois la démocratie et la tradition ». Pleins de bon sens, ces derniers exaltent aussi les jeunes enfants pour leur surnaturalisme : loin de dépeindre la Nature d’une façon mécanique, les contes parlent des dieux présents dans les ruisseaux et les buissons. Si ces derniers sont beaux, ils contiennent aussi une morale précieuse : ainsi, Jack le tueur de géants, conte populaire anglais, fait l’éloge de la morale chevaleresque qui, en tuant les géants, combat l’orgueil démesuré de certains hommes. Quant à Cendrillon, nous pouvons y déceler une leçon proche de celle inscrite dans le Magnificat : « Il élève les humbles » (exaltavit humiles).
De cela, il tire de belles considérations sur le verre, matière très présente dans les contes enfantins : ce dernier, éclatant et pouvant être brisé au premier coup de vent, symbolise la beauté et la fragilité du bonheur et de la vie humaine. Plus que cela, Chesterton voit dans l’histoire populaire un dessein qui nécessite une personne à l’origine de celui-ci : le conte a besoin du conteur pour exister comme la magie du monde a besoin du Créateur pour se manifester.
Riche et étincelant, Orthodoxe est un ouvrage détonnant. Contre la lourdeur moderne et sa boursouflure matérialiste, Chesterton fait l’éloge du ravissement enfantin et religieux. Au moment où la pensée perd de son altitude imaginaire, relire le poète anglais est salvateur, et pour ceux qui y croient, salvifique.