« Éteignez les lampions !
Que le spectre se lève ! »
Comment résister à la couverture illustrée par Anouck Faure ? Une hutte lugubre ornée de deux fenêtres qui éclairent le bois sombre, promettant aux promeneurs égarés chaleur puis réconfort. Elle a pour particularité d’être debout sur des pattes de poulet, entourée de vieux troncs d’arbres noirs, de corbeaux et de lions qui regardent, s’interrogent sur ce qui se trame derrière eux.
L’illustration m’a immédiatement remémoré Baba Yaga, les frissons provoqués par les contes folkloriques russes, cet état d’excitation de la peur dans les mots, l’inflexion de la voix de la conteuse, ces climats dans ces histoires aux personnages monstrueux.
Ici, les histoires d’une Baba Yaga juive dans le shtetl de Gedenkrouska ne correspondent pas tout à fait aux histoires traditionnelles slaves que vous avez pu lire ou entendre car elle ne brûle pas d’enfants.
L’autrice nous charme, nous rappelle, nous prend à bras le corps. Tout est en action, les émotions virevoltent, elle nous emmène dans plusieurs directions, nous questionne, sème le doute…
« Une réponse c’est une crevaison sur une route de campagne. Une impasse. Dès qu’on l’obtient, il n’y a plus d’errance. Plus d’émerveillement. Plus de miracles, plus de sacré. Aucun endroit où on puisse aller. Le sacré, Isaac ne savait pas vraiment où le trouver, mais ce dont il était certain, c’était qu’il ne se trouvait pas dans les réponses. »
Son style puissant, qui laisse supposer, est imprégné d’une atmosphère poétique, gothique et fait penser à ces fleurs sur les marbres des tombes, il est vif sur l’ancien.
Il ramène à l’enfance, à la vie et aux morts, à la nouveauté, il est facétieux. L’autrice nous conte son roman à l’oreille, elle nous tient, nous emmène, en rythme.
L’écriture et la traduction sont subtiles et GennaRose Nethercott a une imagination débordante. Cela m’a fait penser à L’océan au bout du chemin de Neil Gaiman, bien qu’elle ait son propre style, son propre monde, bien distinct, unique, singulier, parfait.
Revenons à l’histoire…
États-Unis, XXIe siècle.
Bellatine et Isaac Yaga sont frère et sœur et ont passé leur enfance avec la troupe de marionnettistes familiale, mais ils ne se sont plus vus depuis six ans.
Ils se retrouvent à la suite de l’appel d’un avocat spécialisé en succession qui vient d’ouvrir le testament de Baba Yaga, leur arrière-arrière-grand-mère, document qui ne pouvait être divulgué que 70 ans après son décès.
Baba Yaga était une sorcière impitoyable du folklore slave et attirait les enfants dans sa hutte maudite pour les dévorer.
Isaac et Bellatine vont recevoir en héritage « La maison aux pattes de poulet » qui leur a été envoyée de Kiev et à laquelle Bellatine va immédiatement s’attacher. Dans cette bâtisse, elle sent profondément qu’elle peut enfin devenir pleinement elle-même, car ce qu’elle contient, retient, va enfin pouvoir éclore maladroitement sans doute, puis de mieux en mieux peut-être…
Elle la veut de tout son cœur, demandera à Isaac de racheter sa part et acceptera son marché qui implique une année à vivre ensemble et à jouer la pièce de marionnettes L’idiot qui se noie en itinérance.
Ce duo bien imprévisible a du mal à se conformer aux règles de l’autre, Bellatine suit les siennes et Isaac n’en respecte aucune…
Cela va changer beaucoup de choses dans leurs aspirations.
Ce sont des personnages denses et complexes, l’autrice navigue entre leurs côtés sombres cachés, leurs failles et leurs traumatismes ; mais aussi leur apparence, leur héritage, et leurs aspirations à devenir.
Ce sont des personnages qui grandissent et qui vous touchent.
La jeune Bellatine, ébéniste de formation, cherche à vivre une vie paisible et douce, sans surprises, elle craint ses épanchements, ses abominations comme les appelaient sa mère.
« Sa mère lui offrait des objets sans visages ni esprit car elle considérait son don comme une abomination. »
Est-ce que GennaRose lui apprendra à s’apprivoiser elle-même et ne plus craindre son talent, son don, sa prédilection, son ombre ?
Isaac considère la vie comme un troc, un jeu, il ne la prend pas au sérieux. Il paraît léger, fuit tout attachement, mais il y a des raisons derrière ce comportement. Il devient autre, il est le maître de l’illusion, de l’imitation, il possède des personnalités multiples, ne manque pas de charme et beaucoup de rumeurs courent sur lui. Il fuit les autres, se fuit lui-même en permanence, ne veut pas laisser de traces.
Ils vont, accompagnés d’Enjoliveuse le chat d’Isaac, rencontrer des personnages sombres et modernes que je vous laisse le soin de découvrir lors de votre lecture.
GennaRose Nethercott mêle avec génie les passages de littérature folklorique traditionnelle racontés au présent et la modernité, puisque certaines scènes paraissent sortir tout droit de séries Netflix. Ce roman nous parle d’héritage, de mutation, de passé, de présent et d’avenir qui s’emmêlent, se démêlent, se croisent, s’oublient, s’agrippent.
Certains passages m’ont captivée, et ce sont finalement les moments les plus sombres et jouissifs qui amènent beaucoup de densité et de tension au récit, de profondeur aussi et qui se marient avec perfection.
« On n’abandonne pas ses fantômes, les chromosomes transforment les corps, c’est l’héritage spectral. L’autoroute qui ramène le passé au présent. »
Toute cette histoire à tiroirs, ces histoires dans l’histoire, la représentation des femmes en tant que sorcières, la persécution des juifs russes, et de quelle manière certains ont été arrachés au monde, nous livre des passages terribles. La maison aux pattes de poulet n’est pas un livre léger, il est rattaché à ce peuple, à son histoire, ce qui en fait un texte vraiment à part, original.
J’ai eu un coup de cœur pour ce roman, qui mélange le folklore, la magie, la modernité, les contes de fées, la dureté, l’exclusion, l’héritage. C’est de loin le meilleur livre dans la catégorie SF fantasy fantastique que j’ai lu ces derniers temps. Ne passez pas à côté, sa sortie est prévue dans les librairies le 31 janvier ! L’hiver est la période idéale pour s’y immerger selon moi.
J’espère lire prochainement un second livre traduit de cette autrice en français, même si cette américaine, poète et connue pour ses œuvres publiées dans plusieurs revues littéraires, est déjà très occupée.
« Je vous avais prévenus. L’histoire, telle qu’elle est, ce n’est pas toujours l’histoire telle qu’on voudrait qu’elle soit. Mais ce n’est pas une histoire, c’est notre monde. Un enfant mort. C’est un enfant mort. Un massacre, c’est un massacre. Les souvenirs, on doit les raconter. Les mains engendrent des mains. Les mères engendrent des enfants, qui à leur tour engendrent des filles. Les générations passent et, soudain, nous oublions. Nos descendants naissent en proie à des désirs qu’ils ne comprennent pas, car ils ont oublié. Leurs mains sont pleines de feu. Leurs jambes brûlent de fuir. Le corps se souvient. L’air aigri se souvient. Nous ne pouvons pas oublier. Je ne peux pas oublier. Et s’il faut que je me rappelle, vous aussi, j’en fais le serment. » (Chapitre 43, page 462)
GennaRose Nethercott, La Maison aux pattes de poulet, Albin Michel Imaginaire, 528 pages, 24.90 euros. Parution le 31 janvier 2024
© NOÉMIE CARLI
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