Stefan Zweig est cet écrivain dont la plume n’a pas été abîmée par le temps. Une plume qui narre les passions, l’amour et la violence avec simplicité, rendant ainsi accessibles ses écrits. L’amour, chez l’auteur autrichien, est le prétexte à raconter le genre humain, ses troubles et ses névroses, ses défauts, ses faiblesses et la force de cette puissance immatérielle qui le pousse à succomber à la tentation. Car oui, chez Stefan Zweig, il est question de tentation amoureuse animée par un désir ardent de vivre dans sa chair la passion de l’amour. Alors intéressons-nous à ce que nous dit l’écrivain du genre humain et comment aborde-t-il l’amour dans sa dimension la plus obsessionnelle.
Stefan Zweig est né en 1881 dans l’Empire austro-hongrois. Il y fait des études de philosophie et étudie l’histoire de la littérature. Parallèlement, il commence à écrire des récits courts, des nouvelles ainsi que des poèmes ; une forme qu’il continuera à exploiter. On en recense pas moins d’une quarantaine.
Issu d’une famille juive de la bourgeoisie austro-hongroise, Zweig s’interroge très tôt sur le monde qui l’entoure et notamment l’Homme. Il a une trentaine d’années lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale et celle-ci le marque à jamais. À cette époque, il n’imagine pas encore que quelques années plus tard, l’Allemagne se prendra d’une furieuse envie de conquête et d’éradication. En 1930, il fuit son pays pour l’Angleterre. Il poursuit, néanmoins, ses expéditions. En France, en Italie, marchant sur les sentiers d’une Europe qu’il souhaitait unie. Durant ses séjours, il fait des rencontres essentielles, avec Sigmund Freud, entre autres. Les deux amis s’écrivent, des années durant, échangeant leurs points de vue, sur le monde et l’humanité, alimentant ses propres réflexions et ses écrits. Freud fit d’ailleurs remarquer la finesse avec laquelle Zweig décrit la relation homosexuelle des deux personnages masculins que l’on peut lire dans La confusion des sentiments. L’ambiguïté entre l’amitié et le désir et la passion destructrice de cet amour.
Dix ans s’écoulent et l’auteur s’exile au Brésil. Coupé du monde, il s’extrait des hommes et savoure sa désillusion dans une dépression qui lui sera fatale. Ayant alors vécu les deux guerres mondiales, son désir de voir un jour la paix se transforme en utopie. L’Homme ne peut-il vivre que dans le conflit ?
DES PERSONNAGES COMME CONCEPT
À travers son œuvre, nous percevons la mélancolie, la violence et la beauté qu’il réunit dans ses personnages. Ceux-ci, d’une nature complexe, explosent sous la plume de l’auteur et nous cueillent, lecteurs, peut-être par leur effet de miroir inconscient. Les personnages de Zweig, Mrs C. dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, cette inconnue dans Lettre d’une inconnue ou ce mari trompé dans La peur n’ont pas de nom, un prénom tout au plus, mais sans réelle identité définie autrement que par leur statut social. Ils sont ces anonymes qui seraient tout à la fois. Vous, lui, elle, moi. Des images typées incarnant un élément fondamental de la réflexion de l’auteur.
L’AMOUR COMME PULSION IRRAISONNÉE
Dans La peur, Irène, l’épouse qui commet l’adultère, devient l’incarnation de la honte et de la culpabilité induites par son acte et qui donne naissance à la peur. La peur de perdre ce qui lui appartient, ce qu’elle a construit, peur de voir son image jugée et fracturée par les regards alentour devenus alors menaçants. Sa perception du monde change, se transforme, épousant l’image de sa propre estime. Pourtant, l’amour de cette épouse et de cette mère, offert à ce jeune homme, fut bien un acte délibéré et volontaire, poussé par l’envie de se sentir exister à travers le regard séduisant d’un inconnu. L’amour par transgression des idéaux et de la norme.
Dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Zweig aborde de manière très intense le caractère pulsionnel de l’amour. La temporalité de cette intrigue narrée par Mrs C. au sein de ce récit n’est que d’une seule journée, pourtant, cette dernière pénètre dans un tourbillon émotionnel à l’en faire chavirer. Elle-même a des difficultés à se croire, appelant sans cesse son interlocuteur à l’indulgence et à la compréhension. Mettre des mots sur cet épisode, jugé insensé, lui donne alors corps. L’amour de Stefan Zweig pour les mots, leur octroyant le pouvoir de fixer les maux et les blessures et de panser les plaies.
L’AMOUR DES MOTS
Lettre d’une inconnue étaye davantage encore ce propos puisque la jeune fille déclare son amour par l’écrit, essayant de le figer en le couchant sur papier et tenter de le faire exister en dehors de sa propre personne. Un amour comme un coup de foudre qui n’aurait frappé que les branches de l’arbre. Avec cette nouvelle, l’auteur aborde la question de l’irraisonnabilité de l’amour. Dans cette mise en abyme du récit, la jeune femme, encore une enfant, décrit l’amour naissant pour cet homme, un écrivain, qu’elle n’a encore jamais vu, ni rencontré, ni croisé et qui emménage dans la maison voisine. Un amour né d’une vision fantasmée construite sur les meubles, les objets et les livres déménagés. La jeune fille le nourrit par les sens, l’odeur qui émane du logement, le bruit des pas dans l’escalier, son visage perçu à travers l’œil-de-bœuf de la porte qu’elle désire toucher et caresser. Un amour déjà charnel qui prend racine en elle.
« Toute la soirée je fus forcée de penser à toi, et pourtant je ne t’avais pas encore vu. Je ne possédais, moi, qu’une douzaine de livres bon marché et reliés en carton, tout usé, que j’aimais par-dessus tout et que je relisais sans cesse ; dès lors l’idée m’obséda de savoir comment pouvait bien être cet homme qui possédait et qui avait lu cette multitude de livres superbes, qui connaissait toutes ces langues, qui était à la fois si riche et si savant. Une sorte de respect surnaturel s’unissait pour moi à l’idée de tant de livres. Je cherchais à me représenter quelle était ta physionomie. Tu étais un homme âgé, avec des lunettes et une longue barbe blanche, semblable à notre professeur de géographie, seulement bien plus aimable, bien plus beau et plus doux ; je ne sais pas pourquoi j’en étais alors déjà certaine, mais tu devais être beau, même quand je pensais à toi comme à un homme âgé. Cette nuit-là, et sans te connaître encore, j’ai rêvé à toi pour la première fois[1]. »
L’AMOUR ET LE MILIEU SOCIAL
Dans ce passage, ce sont les livres notamment, et l’image que se fait la jeune narratrice de l’écrivain, qui nourrissent cette passion nouvelle et qui explosent en elle. Le statut et le milieu social chez l’auteur sont essentiels dans sa manière de nous parler de l’amour. Que ce soit dans La peur ou dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, il est question de différences qui forgent l’étrangeté du rapport à l’autre par la transgression des codes bourgeois. Le personnage féminin, issu justement de la bourgeoisie, et d’un âge adulte, s’éprend d’un jeune homme souvent beau comme un éphèbe.
Mrs C. raconte la mystérieuse sensation lorsqu’elle découvre le corps encore endormi, après une nuit mouvementée et consommée, de cet inconnu à la figure « enfantine, celle d’un petit garçon et qui rayonnait pour ainsi dire de pureté et de sérénité. Les lèvres, […] rêvaient, doucement entrouvertes et déjà à demi arrondies pour le sourire ; les cheveux blonds étalaient leurs boucles souples sur le front sans rides[2]. » Elle découvre un autre homme, un inconnu dans cet inconnu. Après la douce pitié et l’angoissante compassion ressenties la veille, la voilà aussi séduite qu’épouvantée par ses pensées et ses réactions. Le jeune homme doit partir, elle insiste. Mais nous pouvons nous questionner sur les raisons véritables de ce départ imposé qu’elle souhaite vivement précipiter. Est-ce pour l’éloigner du jeu ou l’éloigner d’elle ? Peut-être, est-elle elle-même le jeu ?
L’AMOUR MATÉRIEL ET LA CUPIDITÉ
Zweig ajoute un amour d’un tout autre aspect à cette nouvelle. L’amour matériel. Si Mrs C. finit par devenir obsédée par lui, lui est possédé par l’appât du gain et l’excitation, presque sexuelle, du jeu. Le jeu est, de prime abord, décrit par les mains perçues par elle. C’est par ses mains manipulant pièces et billets que nous pénétrons dans cet amour.
« […] j’entendis donc juste en face de moi un bruit très singulier, un craquement et un claquement, comme provenant d’articulations qui se brisent. […] Et je vis là (vraiment j’en fus effrayée !) deux mains comme je n’en avais encore jamais vu, une main droite et une main gauche qui étaient accrochées l’une à l’autre comme des animaux en train de se mordre, et qui s’affrontaient de manière si farouche et si convulsive que les articulations des phalanges craquaient avec le bruit sec d’une noix que l’on casse. C’étaient des mains d’une beauté très rare, extraordinairement longues, extraordinairement minces, et pourtant traversées de muscles très rigides […] mais ce qui d’abord me surprit d’une manière si terrifiante, c’était leur fièvre, leur expression follement passionnée, cette façon convulsive de s’éteindre et de lutter entre elles[3]. »
Ce passage exprime toute la violence de l’amour chez Zweig. À la fois lié à la peur et à l’obsédant désir du corps comme une attraction indicible. Le regard fixé, obsédé par ces mains qui n’ont, à cet instant, pas de visage, mais qui se détruisent dans ce mouvement, ô combien expressif, cassant et répétitif des articulations malmenées.
Stefan Zweig décrit avec finesse la complexité du sentiment amoureux. De sa forme la plus conventionnelle, bien souvent associée au couple établi, à sa forme la plus passionnelle ; celle souvent vouée à l’échec, mais qui vous sort de la léthargie de la première, vous extrait de vous-même, vous dépossède de tous vos acquis, à l’image de Mme Henriette ; personnage qui suscita bien des discours dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme.
Stefan Zweig écrit sur l’amour avec sincérité et compassion, dans ce qu’il a de beau et de vulnérable donnant, de fait, à ses textes un caractère intemporel.
© DAVID VALENTIN
NOTES :
[1] ZWEIG, Stefan, Lettre d’une inconnue, Coll. La bibliothèque des chefs-d’œuvre. Eds. Au sens pareil de 1996, 1922, p. 216.
[2] ZWEIG, Stefan, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Coll. La bibliothèque des chefs-d’œuvre. Eds. Au sens pareil de 1996, 1927, p.71.
[3] ZWEIG, Stefan, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Coll. La bibliothèque des chefs-d’œuvre. Eds. Au sens pareil de 1996, 1927, p. 42-43.