Ce matin, Mahmoud s’est fait maquiller par sa petite sœur avant de se rendre en cours. Il s’y est résolu. Cependant, se confectionner des faux seins avec un tas de chaussettes et adopter une démarche féminine ne suffisent plus à passer outre la vigilance des talibanes. Il s’y est fait. Des jours passent. Des nuits s’écoulent. Des semaines et des mois se succèdent et cela se veut un lourd fardeau sur son visage, surtout dans son cœur d’artiste, dans son cœur ivre de liberté et débordant d’amour à offrir. Concevoir que cette liberté pour laquelle il s’est engagé à mettre par écrit son imagination soit entravée, il ne le supporte plus ; il pensait pourtant y parvenir avec le temps, le considérant comme le plus habile de docteur, mais il n’a pas tardé à se rendre compte que l’imagination, aussi débordante soit-elle, surpasse rarement la réalité. Il ne trouve plus de sens à sa quête : raison pour laquelle, ce matin, ses yeux semblent si vides, si démunis ; ils reflètent le contenu de son âme : le vide, le néant.
Asmâa se plaît-elle à peindre sur le visage de son grand frère une épaisse couche de make-up ? Se plaît-elle à coller avec soin des faux cils sur ses paupières ? Apprécie-t-elle d’humecter ses lèvres de baume à la fraise ? Trouve-t-elle plaisir à tracer ses sourcils avec un crayon presque noir ? Désire-t-elle rendre son grand-frère belle plus qu’elle ne l’est ? Daigne-t-elle faire de lui son concurrent ou sa rivale ?
Il règne un silence de cathédrale dans la chambre où elle laisse exprimer son art. Ils ne commentent pas. Ils ne se parlent pas. Ils ne disent aucun mot sur l’actualité ; ils semblent ignorer la réalité dans laquelle on leur a forcé à se plonger, la tête en premier. Asmâa craint de raviver l’envie de ne plus respirer, qu’elle observe luire depuis un temps dans les yeux de son frère quand elle lui applique du far à paupière. C’est pour cela qu’elle ne lui dit presque rien : elle craint qu’il ne perçoive ses mots comme moqueurs. Elle sait qu’à présent, elle a de la valeur bien plus que lui, le paria ; elle rechigne à lui faire comprendre cette vérité. Mahmoud, s’il ne parle pas à sa sœur, s’il ne juge pas bon de lui faire ne serait-ce qu’un compliment sur ce talent d’artiste qui bouillonne en elle : ce qu’il craint de la mettre mal à l’aise ; il ne voudrait pas qu’un jour sa sœur haïsse qui elle est à cause des talibanes et leur féminité toxique. Il ne veut pas qu’elle se sente coupable. Il considère dans son regard proche et à la fois distant les prémices d’une culpabilité dont on ne s’en affranchie pas. Comme son frère est malheureux, Asmâa consent à ne plus jamais esquisser un sourire. Elle jure de ne plus jamais regarder quelqu’un dans les yeux ; car, sur le visage de chaque femme qu’elle croise dans la rue, accompagnée d’un homme nu, semblable à un vulgaire chien de rue ; elle croit distinguer celle qui a volé la joie de vivre qu’exprimait Mahmoud Al Majid, jadis. Puisque son frère ne déteste pas les femmes pour autant, elle a daigné le faire à sa place. Elle a choisi d’éveiller le monstre qui sommeillait en elle ; il ne reste plus qu’à le laisser prendre la parole, il ne reste plus qu’à écouter ce qu’il a à dire, il ne reste plus qu’à prêter attention à la solution qu’il va apporter ; dans sa tête joue cette triviale mélodie Tic-Tac, Tic-Tac, quand elle pose ses pieds à l’école… école dont les visages masculins manquent fortement à l’appel : cela lui donne des idées… sombres…
« Tu bouges un peu trop.
— Pardon. »
Voilà les seuls mots qu’ils s’échangent chaque matin. Voilà à quoi se résume la relation frère-sœur désormais. Voilà à quoi rime une vie de famille. Il n’y a plus rien d’autre. Il n’y a plus de regard espiègle. Il n’y a plus aucun sourire pour illuminer le foyer à longueur de journée. Il n’y a plus l’envie de critiquer les voisins et bien souvent les invités après qu’ils ont tourné le dos. Il n’y a plus de « comment tu vas ce matin ? » Il n’y a plus de « j’ai croisé ton ami, hier soir à la boulangerie », il n’y a plus de « tu me passes le numéro de ta copine la française ? » Il n’y a plus de « rend-toi à l’évidence, grand frère : tu ne peux pas avoir toutes les filles de ce monde » ; il n’y a plus rien de tout cela. La fraternité n’existe plus.
Mahmoud a pleuré dans sa chambre avant de partir. Peut-être ne reconnait-il pas la personne qui se trouvait en face de lui, dans cette glace ; peut-être ne s’identifie-t-il pas à elle. Malgré la quantité de peinture qui recouvre son visage, malgré l’habilité dans le travail de sa petite sœur, malgré toute la volonté qu’elle y a mise : Mahmoud dégage l’odeur de la mort. Il semble se promener dans l’ombre du chevalier pâle. C’est pour cela qu’à peine qu’il a tourné le dos, Asmâa s’est rendue dans sa chambre, à la recherche d’un éventuel dernier mot qu’il lui aurait laissé. Elle a mis le bazar dans son placard. Elle s’est investie à défaire son lit, à retourner sa buanderie, à étudier le contenu de sa poubelle. Elle n’a rien trouvé. Elle se dit que ce n’est pas le bon jour, que c’est surement pour celui d’après, ou du surlendemain ; elle croit, dur comme fer, que son grand-frère ne va pas passer la semaine. Qui donne donc à ceux qui donnent ? Qui offre donc son appui à celui qui offre volontiers le sien ? Personne, c’est pour cela que Mahmoud, qui a choisi de mener une existence altruiste, sait que le psychologue se sent souvent plus seul que la personne qui se trouve sur le fauteuil d’en face. C’est pour cela que vivre pour écouter les autres, seulement les autres, est un sacrifice. Reste à le faire avec amour.
© STEVE AGANZE
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