Né à Alger en 1964, Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro littéraire et membre du Prix Renaudot, propose son dernier ouvrage, le Dictionnaire amoureux d’Albert Camus. Il offre un immense travail de recherche et de précision, une étude avisée de la pensée de Camus et un décryptage de son œuvre si dense. Le dictionnaire se garde à portée de main pour le relire ou le feuilleter, pour mieux apprécier le portrait de ce grand écrivain, découvrir des extraits oubliés ou méconnus ou s’attarder sur des détails grâce à l’approche sensible de Mohammed Aïssaoui. Un bel hommage.
« J’ai longtemps pensé que j’étais le seul au monde à connaître Albert Camus, à le comprendre, et qu’il n’écrivait que pour moi. Camus, c’est mon père, mon frère, mon professeur, mon ami. Il me console des chagrins de l’existence. Avec lui, je ne me sens jamais seul. Je le comprends mieux que quiconque. Nul n’avait vécu ce que lui et moi avions vécu : la pauvreté, le vertigineux écart social entre notre milieu d’origine et celui auquel nous avons accédé, la mère analphabète qui ne lira jamais les livres que nous avons écrits, la honte, la condescendance. Mais également le douloureux écartèlement entre deux pays, deux mondes : la France et l’Algérie. Je croyais qu’il avait pris sa plume pour me dire : « Tu vois, tu n’es pas seul.’ Plus tard, j’ai compris que Camus n’était pas qu’à moi ! Nous sommes des milliers, des millions même, à l’aimer. Il est de ceux qui élargissent le cœur et l’esprit. Dans ma vie de journaliste, le moment le plus décisif a été la rencontre avec sa fille, Catherine, à Lourmarin, dans le Luberon. Elle m’a ouvert à l’écrivain mais aussi et surtout à l’homme qui était son père. Je la considère comme ma sœur. Alors, ce Dictionnaire amoureux, je ne pouvais pas le faire sans elle, sans sa complicité. Je la remercie, ici, pour ses confidences, sa générosité et son hospitalité. »
De quelle manière avez-vous effectué vos recherches pour l’écriture de cet ouvrage ?
D’abord, il m’a fallu relire certains livres de Camus dans lesquels je ne m’étais pas plongé depuis des années, même si je « fréquentais » régulièrement L’Etranger, La Chute, La Peste, nombre de ses nouvelles et quelques-unes de mes pièces préférées qui sont Les Justes, Le Malentendu et Caligula. Je dois dire aussi que moi, l’hyperamoureux de l’écrivain, je découvrais certains de ses textes, plus particulièrement certaines de ses correspondances, les Carnets qui se sont révélés une source extraordinaire, ses conférences, etc… J’ai évidemment beaucoup lu des livres sur Camus, et il en existe quelques-uns dont certains sont incontournables. J’ai vu ou écouté des émissions auxquelles il participait. J’ai également fouillé dans les archives, notamment à l’académie suédoise. Tout cela peut sembler fastidieux, un travail titanesque dont je n’en voyais pas le bout, c’est en partie vrai. Ce que je retiens, c’est la joie d’être en compagnie d’un tel auteur et d’un tel homme. Je le souhaite à tout le monde.
Dictionnaire et amoureux semblent être incompatibles et pourtant ça fonctionne. Pourquoi avez-vous choisi la forme d’un dictionnaire ? N’est-ce pas contraignant à l’écriture ?
C’est vrai que dictionnaire et amoureux sont des oxymores. Mais il se trouve que la collection dirigée par Grégory Berthier est tout simplement magique : elle vous permet de raconter ce qui vous lie et vous attache à votre écrivain préféré. Elle vous oblige à aller plus loin dans l’œuvre et la connaissance de l’homme. La magie provient aussi du fait que l’exercice vous aide à mieux comprendre vous l’aimez, pourquoi il résonne en vous. La seule contrainte est de trouver la bonne distance pour raconter, ne pas oublier que vous vous adressez à la fois à des spécialistes et à des lecteurs qui ne le connaissent pas forcément. En cela la forme de l’abécédaire est comme une balade dans laquelle vous êtes le guide et le découvreur. C’est une formidable façon de raconter, c’est un dictionnaire, mais vous êtes libre de choisir vos entrées.
Est-ce que le lien le plus fort qui vous unit à Camus est celui de vos origines, l’Algérie ?
Je crois que c’est davantage le rapport à nos mères, et/ou le milieu dans lequel nous sommes nés. Je n’ai jamais lu un écrivain qui a expliqué aussi bien ce que c’est que d’être journaliste et auteur et de vivre avec une mère analphabète, c’est quelque chose de vertigineux ; et pourtant sans langage on vit un lien fort et indéfectible, on comprend.
L’été est d’ailleurs un merveilleux essai…
C’est peut-être mon message principal dans ce Dictionnaire amoureux : lisez ou relisez les nouvelles de Camus, et notamment L’Eté, Noces ou L’Envers et l’Endroit. Oui, ces textes sont merveilleux, le style de Camus est unique.
À part Albert Camus, quels sont les auteurs qui vous inspirent ?
J’adore Modiano. Un peu comme Camus, il me guide tous les jours. Comme je me plonge toujours avec bonheur dans les textes de Le Clézio, Steinbeck, Aragon, Maupassant, Delphine de Vigan…
Mohammed Aïssaoui, avec la complicité de Catherine Camus. Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, Editions Plon, 528 pages, 28 euros. Paru le 02/11/2023.
© SOPHIE CARMONA
Photographie : © Francesca Mantovani / Gallimard