Après de longues années passées ensemble au couvent à rêver d’un monde inconnu, Louise et Renée se tournent une fois dehors vers deux chemins foncièrement distincts. La première fréquente les éclatantes soirées du monde parisien à la recherche d’un amant passionné tandis que la seconde s’établit sagement en Provence en quête d’une bonne situation. Séparées, les deux amies vont alors se narrer leurs expériences et détailler leur conception amoureuse par correspondance.
Dans « Mémoires de deux jeunes mariées »[1], seul roman épistolaire de son œuvre, Balzac maîtrise brillamment le rythme d’un peu plus de quinze années de conversations où chaque lettre et chaque silence se justifie, nous introduisant dans les confessions tourmentées des deux jeunes femmes. À travers ce dialogue, Balzac expose une dispute brillante entre la passion romanesque de Louise et le dévouement maternel de Renée, donnant à l’une et l’autre les armes pour s’attaquer et se défendre, tout en révélant les désirs prosaïques masqués par ces deux idéals amoureux.
Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence. (lettre V)
Dès les premières lettres échangées, les destins des deux jeunes femmes semblent scellés. Là où les mots exaltés de Louise expriment son élan mouvementé vers le romanesque, d’abord contrarié, puis contenté par la rencontre avec Felipe, Renée oppose la froideur de la raison, annonçant à son amie le projet rigoureusement réfléchi de son mariage avec Louis, seulement quinze jours après sa sortie. Pour Renée, l’amour sera maternel et consacré, pour Louise l’amour sera absolu et exprimé. La confrontation à laquelle assiste alors le lecteur est éblouissante car celle-ci ne se restreint pas à une simple incrimination réciproque mais elle manifeste également les doutes des deux amies, en décrivant admirablement l’ambivalence de leur amour respectif. Les lettres deviennent à la fois regrets et tentations tout en leur permettant d’effleurer par procuration les joies et les peines dont elles se sont détournées. Cela, seule l’écriture le permet, car les deux amours s’excluent l’un et l’autre : la conjugalité musèle la passion et la passion refuse la conjugalité. Ainsi tout voisinage est inconcevable, comme en témoigne la rencontre à la Crampade, où Louise, jalouse, hâte son départ. Mais cette opposition frontale ne doit pas faire oublier que « Mémoires des deux jeunes mariées » est un grand roman d’amitié où se découvre la part affectueuse et fascinée d’une rivalité épistolaire dont la profondeur tient justement à la proximité de Louise et Renée.
Nous ne sommes faites que pour être mère. Oh-! docteur en corset que tu es, tu as bien vu la vie. (lettre XLIII)
Cependant, en dépit de l’incontestable sincérité des lettres échangées, la pureté de l’amour décrit paraît originellement entachée du caractère vaniteux et ambitieux des deux amies. Renée a beau en appeler à la philosophie de Louis de Bonald et aux dogmes chrétiens pour justifier son sacrifice, elle semble se marier presque à la condition de faire de son mariage un « commandement perpétuel » (lettre XIII) grâce auquel elle assouvira ses ambitions sociales auprès de Louis, choisi en raison de sa malléabilité et de son aisance financière. Louise, quant à elle, s’abandonne dans le romanesque autant qu’elle est esclave de sa vanité. N’est-ce pas elle qui refuse d’avouer son désir à Felipe et feint de lui être indifférente afin de rester désirable ? « Il y a deux amours : celui qui commande et celui qui obéit » (lettre XXI) dit-elle avec lucidité. Avec son second amant, les rôles s’inversent, elle confesse aimer plus qu’elle n’est aimée et c’est pour tenir l’objet de sa passion qu’elle se résout au mariage et construit une maison isolée, à l’abri des séductions de Paris. La vanité vit dans la beauté d’un présent sans avenir et c’est en cela que le destin que Louise voulait libre est en fin de compte cruellement prévisible, là où l’ambition de Renée se déploie sur le long terme et se perpétue grâce à l’enfantement, conclut Balzac.
Louise se précipite dans la passion autant que Renée se sacrifie dans la maternité, l’une aime ses enfants et l’autre ses amants, pleinement, sans mensonges ni impostures. Dans « Mémoires de deux jeunes mariées » Balzac, qui exprima à sa correspondante George Sand préférer « être tué par Louise que de vivre longtemps avec Renée », se fait l’irrésistible et le génial conteur de ces figures idéales, d’autant plus robustes qu’elles reposent sur l’insignifiance obstinée du caractère humain. Tel est aussi le cas de l’amour avertit l’écrivain.
© LES CAUSERIES LITTÉRAIRES
NOTES :
[1] « Mémoires de deux jeunes mariées » paraît initialement sous la forme de roman-feuilleton à partir de 1841 dans le journal La Presse avant d’être publié l’année suivante chez Furne.