Née en 1980 à Épinal, Maria Pourchet, sociologue de formation, fait une entrée remarquée en littérature à l’âge de trente-deux ans. Auteure aujourd’hui de sept romans, figurant régulièrement parmi les sélections de divers prix littéraires, elle porte un regard cynique sur ses personnages, mais aussi sur les mécanismes sociétaux auxquels ils sont confrontés. Dans Feu[1], son sixième roman, qui figurait dans la sélection du Goncourt de 2021, elle dépeint une relation adultère à travers le point de vue de ses deux protagonistes. Laure, quarante ans, maître de conférences, mariée et mère de deux filles, vit un quotidien routinier dans lequel elle s’ennuie. Clément, cinquante ans, n’est pas un don Juan, personne ne semble pouvoir partager sa vie en dehors de son chien. Il suffit d’une rencontre pour que s’embrasent Laure et Clément, se précipitant alors dans un incendie duquel ils perdent tout contrôle.
LOIS DU CORPS, LOIS DU CŒUR
Si les deux personnages semblent avant tout régis par le désir mutuel qui les anime, c’est-à-dire par leurs pulsions charnelles, ils n’en sont pas moins gouvernés par un réel attrait amoureux dont ils ne prennent conscience que trop tard et de façon asynchrone. L’assouvissement du désir passe, pour Laure, par la substitution secrète des gestes de Clément aux siens. Mue par le brasier qui la consume – et qui nécessite une logistique bien particulière dans la vie millimétrée d’une mère de famille – elle s’affranchit de nombre d’obligations familiales et conjugales. Malgré la stabilité procurée par un mari aimant, cette aventure devient davantage qu’une entorse à sa vie bien rangée. Le personnage de Laure se conçoit finalement comme une Emma Bovary moderne : à l’image du personnage de Flaubert, elle a épousé un médecin, s’ennuie dans sa vie conjugale et rêve d’une liaison romanesque à laquelle elle succombe.
Grisée par un sentiment de liberté et une sensualité retrouvée, Laure déclare son amour à Clément par téléphones interposés mais ne se heurte qu’au silence. Décrite quelques pages plus tôt comme laide, les cheveux sales, les yeux cernés, mal habillée et exposant à ses étudiants « un truc chiant », l’attraction de Clément pour Laure est pourtant indéniable. Ce portrait de Laure que brosse son amant évoque l’incipit du roman Aurélien de Louis Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ». L’attirance n’est plus ici uniquement sensuelle et devient amoureuse. Les lois du cœur se substituent alors à celles du corps, bien que les amants ne parviennent jamais à une totale symbiose de leurs désirs et de leurs sentiments.
Tu appris ce qu’est la souffrance d’attendre un amour, jusqu’à savoir le dire en une phrase, en une fois. C’est regarder jusqu’à la brûlure quelque chose d’invisible ne jamais prendre forme.
L’enjeu de Feu est d’allumer un incendie là où il n’y avait rien, là où il aurait dû ne jamais rien y avoir. Condamnée, avortée, la liaison de Laure et Clément était vouée à l’échec. Irréversiblement brûlés par un amour qui n’eut guère le temps d’être formulé, les personnages sont confrontés à nouveau à la vacuité de leur existence, qui se manifeste différemment en chacun d’eux. Pour l’une, il s’agit de l’ennui, mais aussi sans doute de la frustration face à l’insatisfaction constante que lui renvoie une vie pourtant accomplie (un doctorat, un poste qui est le résultat d’un travail acharné, une situation confortable, un mariage stable) ; pour l’autre, une existence dépourvue d’amour, de lien social et de chaleur humaine.
DU PATHÉTIQUE AU TRAGIQUE
Les choix narratifs de Maria Pourchet, ainsi que le vocabulaire cru, parfois vulgaire, qu’elle emploie, confèrent au récit une tonalité pathétique. L’alternance des points de vue, galvanisée par le cynisme dont elle fait preuve à l’égard de ses personnages, permet une plongée dans leur psychisme. Dépassés par la passion qui les consume, Laure et Clément ne sont plus maîtres de leurs actes, leurs vies professionnelle et familiale sont mises entre parenthèses, les précipitant inévitablement vers leur fin. En cela, de personnages pour qui le lecteur s’émeut dans cette tentative désespérée de pallier un quotidien ennuyeux, Laure et Clément deviennent des héros tragiques, entiers, impuissants devant l’incendie qui les encercle. En effet, incapables de s’aimer dignement, correctement, la seule issue à la plaie béante qu’a ouvert cet amour condamné n’est autre que la folie et la solitude pour l’une, la mort pour l’autre. La surprenante cruauté de la fin était pourtant présagée dès les premières pages :
Il pose ses coudes sur la table, ses mains mourantes se rejoignent pour s’attacher l’une à l’autre. Tu voudrais les prendre mais tu sais d’expérience qu’en saisissant les oiseaux souvent on les tue.
Dès leur première rencontre, donc, Laure constatait par synecdoque[2] et métaphore que Clément est de ces oiseaux qui doivent demeurer libres, que l’on ne peut saisir, pas même pour les étreindre entre nos mains. Pourtant, elle se jette à corps perdu dans la brèche de cet amour condamné et attise les braises qui causeront leur perte.
Dans Feu, Maria Pourchet orchestre un incendie ex nihilo, lève les verrous du socialement acceptable en traitant le topos de l’adultère, pourfend la bienséance et adopte un style direct, cru, saccadé. Au rythme des respirations, souvent des soupirs, le récit s’étire quasiment vers l’élégie, la plainte. Ne subsistent alors aux yeux du lecteur et au creux du ventre des personnages que des cendres encore fumantes, fantômes de l’incendie qui les consuma insidieusement. Questionnant les rouages d’un mécanisme amoureux ne fonctionnant pas toujours en faveur des amants, mais aussi à travers lui les différents schémas d’accomplissement social, l’auteure s’enrichit de points de vue masculin et féminin et donne à la fois tort et raison à certains stéréotypes sociaux et de genre. L’amour, aussi brûlant soit-il, ne franchit pas toujours le rempart de la chair ; il obéit à ses propres lois qui ne sont bien souvent ni celles du cœur, ni celles du corps, ni celles de la raison.
© PAULINE CORREIA
NOTES :
[1] POURCHET, Maria. Feu. Fayard, Paris, 2021.
[2] Synecdoque : « Figure de rhétorique qui consiste à prendre le plus pour le moins, la partie pour le tout (ex. une voile pour un navire), le singulier pour le pluriel ». (Le Robert). Ici, Clément est désigné par ses mains.