Arrivé dans la cité italienne de Naples en 1492 – après l’expulsion des Juifs d’Espagne – Juda Abravanel dit « Léon l’Hébreu » rédige ses célèbres Dialogues d’amour qui ne seront publiés à titre posthume qu’en 1535 à Rome. Fils du philosophe portugais Isaac ben Juda, qui fut également trésorier du roi Alphonse V, Juda Abravanel étudie la médecine et la philosophie grecque, juive et arabe avant d’être contraint à l’exil, d’abord vers Tolède puis vers l’Italie, où, outre ses activités de professeur à l’Université de Naples, mais aussi de médecin et de poète, il rédige son œuvre principale : les Dialoghi d’amore. Cet ouvrage, composé de trois dialogues entre deux personnages, Sophia et Philon, décrit l’amour comme le fondement de l’univers et le conçoit comme principe de l’union avec Dieu. Cette œuvre aura un écho considérable au cours du XVe et du XVIe siècle, malgré l’abondante profusion du genre des dialogues d’amour à la même époque, cela grâce à une large diffusion qui en fera un ouvrage incontournable.
SOURCES GRECQUES ET JUIVES
Le projet de Léon l’Hébreu est d’édifier une conception de l’amour qui soit pensée selon une dimension spirituelle et métaphysique; pour cela, le philosophe entreprend une recherche ontologique sur ce qu’est l’amour, son essence, tout en cherchant à travers ses manifestations les caractéristiques qui permettent de le (re)connaître. À partir de cette investigation, Léon l’Hébreu s’intéresse aux rapports que l’homme entretient avec son prochain et avec Dieu – rapports fondés sur l’amour –, ce qui lui permet de penser le caractère universel de celui-ci. Au fil des pages, l’influence de la philosophie grecque se fait indéniablement ressentir, d’abord par la forme d’un dialogue dédié à l’amour qui rappelle le Banquet de Platon, dont les références sont multiples dans le texte[1], ou encore par l’évocation de l’« âme intellective »[2] immortelle qui renvoie directement à la description de l’âme dans le Phédon[3]. Les références de Léon l’Hébreu ne se limitent cependant pas à Platon, comme le montre, dès les premières pages, l’idée de Philon selon laquelle : « La connaissance de la chose, soit aimée, soit désirée, précède et l’Amour et le Désir »[4], idée qu’il dit tirer de la thèse d’« Il Filosofo », c’est-à-dire d’Aristote, cité à de nombreux endroits des dialogues à travers des références plus ou moins implicite à l’Éthique à Nicomaque – à propos du bonheur dans le premier dialogue surtout – ou encore à son traité De caelo – à propos des éléments naturels et de leur attraction dans le second dialogue. Nous reconnaissons de cette manière l’influence capitale de la philosophie grecque dans l’œuvre de Léon l’Hébreu ; de surcroît, elle est à comprendre à travers une interprétation juive, issue notamment du néo-platonisme de Maïmonide[5]. D’abord, Sophia et Philon se présentent comme Juifs, portant la dimension spirituelle juive au cœur de la réflexion sur l’amour. Cette dimension se révèle en premier lieu dans la densité des références religieuses, comme lorsque Philon évoque l’amour porté par Moïse et Aaron pour Dieu, ou lorsqu’il cite un des Psaumes (22 - 21) dans lequel David s’adresse à Dieu dans ses prières : « Délivre mon âme de destruction, et ne permet qu’elle soit semblable à celle des chiens »[6]. Mais, la source principale de cette dimension se situe comme nous le disions chez Maïmonide (1138-1204) et son Livre des égarés sur lequel Léon l’Hébreu se fonde pour penser la création, le rapport de l’homme à Dieu ou la corruption du monde d’en bas ; tout cela accompagné de références à la kabbale[7], à propos de la connaissance de Dieu que l’homme ne peut pas véritablement atteindre.
QU’EST-CE QUE L’AMOUR ?
Comme nous l’avons vu avec la référence de Philon à Aristote, Léon l’Hébreu relie l’amour à la connaissance, et c’est plus précisément en faisant dépendre le premier de la connaissance de son objet, qu’il réaffirme la conception selon laquelle on n’aime que ce que l’on connaît, et de là, que l’amour ouvre la voie de la connaissance. Mais comment définir l’amour ? Léon l’Hébreu part de la notion de désir conçue traditionnellement, mais ici positivement, comme l’aspiration pour quelque chose qui nous manque. Or, cette chose qui nous manque, nous devons, pour la désirer, la connaître. La connaissance est donc la condition du désir et, si la chose désirée est bonne, nous désirons alors naturellement faire corps avec, entrer en union avec elle, dans le sens mystique de cette union. C’est ainsi que Léon l’Hébreu écrit : « […] on peut définir l’Amour être un Désir de jouir en union de la chose connue pour bonne. »[8] ou plus loin : « un désir d’être converti et transmué par union en la chose aimée »[9]. L’essence de l’amour est dès lors l’union avec l’objet désiré et connu. Et, c’est à partir de là que Léon l’Hébreu introduit l’amour de Dieu comme manifestation la plus pure de l’amour. En effet, selon lui, « nous devons faire devoir de connaître Dieu, selon que chose tant grande, haute, et immense peut être connue »[10] : Dieu constitue l’idée de la perfection, et par conséquent, le désir des hommes imparfaits par nature doit se porter vers celle-ci. Cependant, le désir des hommes imparfaits vers la perfection divine ne permet pas de la connaître parfaitement, puisque l’intellect humain est par nature limité, si bien que même la plus grande sagesse humaine ne peut atteindre la connaissance parfaite de Dieu selon le philosophe. Mais, l’homme tend vers la connaissance la plus parfaite possible – sans atteindre la perfection en tant que telle – de façon à s’unir, grâce à l’entendement, avec l’objet le plus haut du désir : Dieu. Et c’est le désir que demeure l’union avec le divin qui constitue le vrai, le véritable amour. Il s’ensuit de cet amour le bonheur. Ainsi, plus nousapprofondissons la connaissance de Dieu, plus nous l’aimons. Nous retrouvons là une autre dimension du désir, capitale : celui-ci est ce qui permet de soulever l’esprit au-delà de lui-même vers un espace de contemplation suprasensible, où se rencontre l’amour dans sa forme la plus originaire et principielle.
De cette façon, dans cet ouvrage, Léon l’Hébreu pense l’amour comme l’amour intellectuel de Dieu ; amour conçu comme union de l’intellect humain et de l’intellect divin grâce à la quête de compréhension humaine mue par le désir de se confondre dans l’infini et la perfection. Cet amour vrai constitue dans ce sens la fin du désir humain de connaître lorsqu’il se livre à un désir perpétuel de s’unir avec le divin.
© MARIANNE CENSE
NOTES :
[1] Dans notre édition : Léon l’Hébreu, Dialogues d’amour : the French translation attributed to Pontus de Tyard, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1974, p. 199, 230, 242, 244 et 256.
[2] Ibid. p. 54.
[3] Platon, Phédon, 79b-80b.
[4] Léon l’Hébreu, Dialogues d’amour : the French translation attributed to Pontus de Tyard, op. cit., p. 38.
[5] Moïse Maïmonide est un philosophe, théologien et médecin juif né à Cordoue en 1138 et mort à Fostat (Le Caire) en 1204.
[6] Léon l’Hébreu, Dialogues d’amour : the French translation attributed to Pontus de Tyard, op. cit., p. 173. Psaume reformulé par l’auteur, le texte original étant : « Sauve mon âme du glaive, ma vie de la fureur des chiens ».
[7] La kabbale correspond de manière générale aux textes et commentaires ésotériques juifs, conçus comme sagesse reçue. Elle enseigne la voie vers la sagesse dans la vie tant spirituelle que matérielle.
[8] Léon l’Hébreu, Dialogues d’amour : the French translation attributed to Pontus de Tyard, op. cit., p. 65.
[9] Ibid.
[10] Ibid.