À la fois poète, romancier, essayiste, photographe et théoricien de l’art, André Breton est celui que l’on surnomme « le pape du surréalisme »[1]. Infirmier en 1917 au centre psychiatrique de Saint-Dizier où il s’initie à la psychanalyse, il rencontre Louis Aragon, Guillaume Apollinaire et Philippe Soupault alors qu’il est rappelé à Paris. Décisives, ces rencontres le conduiront à affirmer sa rupture avec la poétique mallarméenne. Curieux des mécanismes de l’inconscient et convaincu de la puissance créatrice du rêve, il découvre fortuitement l’écriture automatique et rédige conjointement avec Soupault Les Champs magnétiques, qui paraît en 1920. Il a créé avec ce dernier et Aragon la revue Littérature, qui soutient le mouvement Dada[2] de Tristan Tzara, en 1919, mais prend de la distance avec celui-ci jusqu’à la publication de son Manifeste du surréalisme ; la rupture avec Tzara est alors consommée.
Le surréalisme place au cœur de ses problématiques le rapport de la poésie avec l’amour, le hasard et la vie[3]. Le mouvement touche les arts dans leur globalité : cinéma, peinture, photographie, théâtre, sculpture, musique et littérature. S’il s’agit avant tout d’un mouvement de rupture, le surréalisme puise dans des motifs antérieurs tels que les traditions magiques et occultistes médiévales, les littératures fantastique et érotique (en particulier dans celle de Sade), mais surtout, Breton les citera à maintes reprises dans l’œuvre des poètes « voyants »[4] comme Lautréamont ou Rimbaud[5]. Le point commun des arts surréalistes réside dans la recherche partagée de la « beauté convulsive ».
L’ÉCRITURE AUTOMATIQUE, LIBÉRATRICE DU RÊVE ET DE L’INCONSCIENT
Découverte par Breton et expérimentée par la plupart des poètes surréalistes, l’écriture automatique[6] se conçoit comme une porte ouverte sur l’inconscient de celui qui la pratique. En écrivant sans faire appel à sa raison, dans un état de demi-sommeil, parfois sous hypnose, le poète laisse libre cours à sa pensée. Ouvrant ainsi les écluses du rêve et de l’inconscient, les productions automatiques des écrivains se révèlent teintées d’onirisme. Certains s’avèrent particulièrement disposés à l’automatisme : Robert Desnos, par exemple, était capable de rédiger des alexandrins dans un état de semi-conscience. Quant à Breton, que Julien Gracq qualifiait comme « un écrivain qui n’a pas à se soucier de mettre sa pensée d’accord avec ses rêves », il publie en 1923 Clair de terre, qui comprend de nombreux poèmes automatiques. En 1924 Poisson soluble, un recueil composé de poèmes en prose exclusivement écrits selon le principe de l’automatisme, voit le jour. Ce dernier ne connaîtra pas un franc succès et sera majoritairement utilisé comme illustration des manifestes du surréalisme.
La poésie de Breton se lit de la même façon que l’on écouterait quelqu’un nous raconter un rêve. Surprenante, allégorique, intime et subversive, celle-ci est toutefois caractérisée par des motifs récurrents : l’un d’eux est une figure féminine, souvent désirée, que le poète voit comme en rêve. Le poème « Tournesol » trouble en effet Breton a posteriori : écrit en 1923, la scène de rencontre qu’il décrit est fortement semblable à la rencontre bien réelle du poète avec sa seconde femme Jacqueline Lamba, noyau de L’Amour fou (1937), en 1934. Convaincu du pouvoir prophétique de l’inconscient, le « pape du surréalisme » continuera à cultiver le « hasard objectif » et ses coïncidences troublantes alors que l’écriture automatique tombe rapidement en désuétude.
LA BEAUTÉ CONVULSIVE, UNE COMPOSANTE DE L’AMOUR FOU
« La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », écrit André Breton pour clore son roman Nadja[7]. Le poète affirme dans L’Amour fou que « la beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas ». Cette beauté, Breton la puise dans la vie, dans un « réel augmenté » selon l’expression de Pierre Albert-Birot. C’est dans les oxymores et dans les associations incongrues que réside la poétique de Breton. Le réel se voit doublé de l’imaginaire, mais surtout d’onirisme. Le rêve se confond souvent avec la réalité, qui prend elle-même une coloration fantasque. Breton conçoit l’amour fou comme la communion de deux entités : l’amour comme communication des cœurs et l’amour charnel. Sa définition de la beauté convulsive, mais aussi sa poétique tout entière, s’éclaire alors : la poésie, en constante dialectique avec l’amour, met en exergue l’éternelle dichotomie — mais aussi peut-être la complémentarité — du rêve et de la réalité, de l’érotisme et de la pudeur, du mouvement et de l’immobilité ou encore de la magie et du pragmatisme[8]. Aucune de ces notions ne peut être sans son antagoniste, bien qu’elles ne puissent a priori être conciliées avec ce dernier. Breton les fait exister ensemble, donnant accès à la beauté qui se ressent, qui s’incarne et, surtout, à l’amour fou. C’est ce qu’il souhaite à sa fille unique, Aube, issue de son union avec Jacqueline Lamba : « je vous souhaite d’être follement aimée ».
Finalement, Breton aura marqué irréversiblement la production littéraire moderne. Lui-même influencé par l’essor de la psychanalyse à laquelle il s’est formé et par les poètes « voyants » du xixe auxquels il fait parfois directement allusion, il fait émerger une littérature turbulente, qui prône quelquefois le retour aux arts primitifs, guidés par l’inconscient et non plus par l’intellect. La quête perpétuelle de la « beauté convulsive » est menée en « augmentant » le réel, en le doublant d’onirisme. Des figures féminines telles que Nadja ou Jacqueline Lamba, qui semblent sortir tout droit d’un rêve, jalonnent cette recherche artistique, le poète faisant jaillir de son inconscient érotisme et désir charnel mais aussi dérision insolente et transgression du raisonnable. Il écrit, dans Le Revolver à cheveux blancs[9], que « l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel ». C’est précisément à la croisée de ces deux notions que se situe le surréalisme, savante alchimie entre rêve et réalité.
© PAULINE CORREIA
[1] Le surréalisme est un mouvement artistique et littéraire du xxe siècle, directement issu du mouvement Dada. Breton le définit dans son premier Manifeste du surréalisme (1924) comme un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée ».
[2] Mouvement artistique, littéraire et intellectuel créé en 1916. Il s’agit d’un mouvement de constatation par la dérision et l’irrationalité contre l’absurdité universelle. (Source : CNRTL)
[3] DARCOS Xavier. Histoire de la littérature française. Hachette, 2013.
[4] Les « voyants » sont des poètes du XIXe ayant ouvert la voie vers la poésie « du futur ». Parmi eux s’illustrent notamment Lautréamont et Rimbaud. De ce dernier peuvent être citées les « Lettres du voyant », appellation donnée par l’histoire littéraire à deux lettres rédigées par Rimbaud dans lesquelles il dresse une poétique nouvelle, remettant en cause celle qui fut en place depuis l’Antiquité.
[5] DARCOS Xavier. Histoire de la littérature française, Hachette, 2013.
[6] L’écriture automatique telle qu’elle est pratiquée par les surréalistes consiste en une écriture libérée de toute contrainte artistique, formelle ou thématique, guidée par le fil des pensées du poète, sans réflexion ni anticipation. Elle était régulièrement pratiquée en groupe, parfois sous hypnose, et découle directement de l’essor de la psychanalyse, ainsi que du goût de Breton pour celle-ci. L’écriture automatique donne toutefois lieu à certaines dérives, comme la composition sous l’emprise de stupéfiants.
[7] BRETON André. Nadja. Gallimard, Paris, 1928.
[8] Dans son poème « L’Union libre », par exemple, Breton brosse le portrait sensuel d’une femme au moyen de comparaisons incongrues, qui n’en sont pas moins érotiques. Animalisés, réifiés, les membres de la femme se voient transformés chacun en un foyer de sensualité, sans pour autant en donner une image tangible.
[9] Le Revolver à cheveux blancs est une section du recueil Clair de terre. BRETON André. Clair de terre. Gallimard, Paris, 1923