LE POUVOIR DU RÊVE
Lorsque nous étions enfants, une maison de poupée était tout un monde miniature de vie quotidienne. Chaque pièce, chaque meuble offrait une opportunité de créer des histoires et des aventures. De même, une simple figurine d’action pouvait devenir un héros intrépide explorant le jardin, affrontant des dangers imaginaires. L’enfance était cette période de la vie où les jouets ne se limitaient pas à de simples objets, les jouets avaient un rôle fascinant : des outils d’abstraction nous permettant de plonger dans des univers fantastiques tout en explorant notre capacité à créer et, surtout, à rêver.
Puis vient un jour où nous les rangeons dans une boîte, peut-être pour la dernière fois. Nous ne réalisons même pas l’importance de cet acte, mais dès ce moment, la réalité tangible commence à occuper une place plus prépondérante dans nos esprits, reléguant temporairement au second plan les aventures imaginaires que nous avions l’habitude de vivre en jouant. Quand bien même l’importance de cette étape nous aurait échappé, elle est immanquablement le moment à partir duquel la réalité s’ancre en nous. Alors, les aventures de l’imagination et les habitudes de la vie par le jeu laissent leur place à la vie raisonnable et réfléchie, à laquelle une grande partie des adultes tend. Pour autant, cela ne signifie pas que nous arrêtons, purement et simplement, de créer, d’imaginer et de rêver. Le passage progressif à l’âge adulte maintient cette faculté de conception mentale et de création idéelle : elle reste une partie essentielle de ce que nous sommes. Le désir de s’accomplir, d’atteindre ses objectifs, de créer de bonnes habitudes, etc., en grande partie alimenté par la même imagination qui nous a autrefois conduits à construire des châteaux de sable ou à jouer à faire semblant.
LES EFFETS DU RÊVE
Les pratiques quotidiennes individuelles, nourries par les rêves, façonnent l’espace collectif, les villes. Imaginer, c’est, dans une certaine mesure, construire. Il est intéressant d’observer l’espace compris sur un spectre de couches : il est un véritable processus de sédimentation – anthropogéographique – de constructions, de démolitions et de transformations réalisées par des individus à différentes époques. Le rêve a motivé ce processus : créer des espaces où il est agréable de vivre pour les générations actuelles et futures, tout en reflétant la tangibilité qui les entoure.
« La ville ne raconte pas son passé, elle le contient », écrivait Italo Calvino dans Les Villes invisibles, une œuvre fascinante publiée en 1972, dans laquelle le plus grand des voyageurs, Marco Polo, décrit à Kubaim Khlan, l’empereur des Tartares, les villes existantes sur son territoire. Lors d’une de ses aventures, le voyageur passe par Fedora, une ville grise dont un grand palais de métal contenait, dans chacune de ses pièces, une petite représentation à l’intérieur d’un globe de verre de ce que devrait être la ville. Les miniatures exprimaient les rêves et les désirs des habitants – l’imaginaire collectif de ce que devrait être la ville – qui, en prenant conscience de l’état actuel de la cité, ont cherché à projeter un nouvel avenir sous forme de maquettes. Lorsqu’ils ont achevé les représentations de la ville idéale, il était trop tard. Trop tard pour inverser la ville dans ce qu’elle aurait pu être, au vu des transformations successives au fil du temps. À l’heure actuelle, l’ensemble de maquettes miniatures se trouve dans un musée, dans lequel « les habitants le visitent, choisissent la ville qui correspond à leurs désirs, la contemplent en s’imaginant reflétés dans l’aquarium de méduses qui devait contenir les eaux du canal (si elles n’avaient pas été asséchées[1]) ». Marco Polo s’est demandé s’il devait décrire Fedora dans son état original dans ses récits de voyage, ainsi que ses hypothèses emprisonnées dans des boules de verre. Il conclut que oui. Finalement, selon lui, Fedora, telle qu’elle est actuellement, représente tout ce que les habitants ont jugé essentiel dans une ville, mais ce n’est pas nécessairement le cas ; tandis que les réductions représentent tout ce qu’ils ont imaginé pour transformer les diverses réalités vécues au fil du temps par Fedora, et qui, pour une raison quelconque, ont été laissées de côté.
LES TRACES DU RÊVE
Tout au long de l’enfance, les jouets, tels qu’ils sont, forment la base matérielle de l’imagination, la création d’une réalité rêvée. Les Fedoras contenues dans les boules de verre étaient le résultat de l’imagination des gens qui « en voyant Fedora telle qu’elle était, avaient imaginé un moyen de la transformer en la ville idéale ». Aujourd’hui, les représentations sont des jouets. Ainsi peuvent être appelées les miniatures contenues dans les sphères, puisqu’elles ouvrent un portail de liaison entre le réel et le rêve.
En somme, la ville contemporaine est le reflet des rêves individuels et collectifs. Ses caractéristiques, ses vestiges, ses ruines et ses bâtiments contribuent à forger une identité qui attire davantage de résidents, motivés par ce qu’ils aspirent à être dans leur vie et par leur identification avec l’environnement qui les entoure. L’hétérogénéité des espaces, qu’ils soient de moindre ou de plus grande richesse, se reflète dans l’ampleur de l’empreinte que les classes sociales peuvent imprimer dans leur environnement. On peut dire que la capacité du pouvoir capital à transformer les rêves en réalité littérale est évidente. Ainsi se forme une réalité de contrastes. Manoel de Barros, un poète brésilien, avait l’habitude de dire : « Je pense que la cour où nous avons joué est plus grande que la ville, on ne découvre cela qu’à l’âge adulte. »
© LUÍSA PÉRET
[1] Les Villes et le désir. Les Villes invisibles (Le città invisibili), chapitre 4. Un roman d’Italo Calvino publié en 1972 en Italie.
Image : Figure 1 : Fedora, un rêve emprisonné
Correction : Sandy C.
Félicitations à Luísa Péret pour un article révélateur qui nous rappelle le pouvoir persistant de l’imagination dans la conception des espaces que nous habitons.