En 1922, Benito Mussolini, dit le Duce, prend le pouvoir en Italie et y instaure une dictature dont la propagande passe avant tout par l’art, notamment la peinture et l’architecture. Parmi les artistes les plus proches de ce régime fasciste, on trouve Mario Sironi (1885-1961) qui appartient au mouvement Novecento. Il est partisan de la peinture publique, pour le peuple, et non plus réservée aux maisons bourgeoises. Il explique d’ailleurs sa volonté de conférer au peintre une fonction sociale et politique dans son Manifesto della pittura murale de 1933. C’est en 1935 qu’il peint sa fresque la plus célèbre L’Italia tra le Arti e le Scienze qui subira, après la chute du régime, une forme d’iconoclasme due à son iconographie.
L’ICONOGRAPHIE
« Le regain d’intérêt contemporain pour la peinture murale, et surtout pour la fresque, facilite la mise en place de l’Art Fasciste.[1] »
L’ambition de Sironi est de faire de la peinture murale l’art fasciste par excellence. Il veut que ses œuvres instruisent le peuple et montrent la présumée grandeur du régime mussolinien. Pour cela, il introduit des symboles fascistes à ses compositions : dans le cas de cette fresque réalisée dans la grande salle de la Città Universitaria[2], on observe l’Italie représentée au centre, surplombée par un aigle sculpté dans la roche en arrière-plan, symbole de l’Empire romain. Au-dessus de l’aigle se trouve l’indication de la date du calendrier fasciste, en l’occurrence l’année xiv, et à droite un arc de triomphe sur lequel est sculpté en bas-relief le Duce à cheval. Une Victoire ailée survole la scène principale, à savoir l’allégorie de l’Italie fasciste entourée des arts et des sciences, également personnifiés, qui semblent célébrer sa grandeur. Les symboles fascistes sont donc l’aigle impérial, la représentation du Duce sur l’arc de triomphe et la date du calendrier fasciste. La composition s’intègre aussi dans le « retour à l’ordre » préconisé par Mussolini, c’est-à-dire la reprise des modèles de l’Antiquité avec l’arc de triomphe antique, la Victoire ailée, les personnages en toge, ainsi que le bas-relief de Mussolini à cheval. Ce dernier fait écho aux représentations des empereurs antiques, dont le dictateur affirme être le successeur, mais aussi aux grands maîtres de la Renaissance, ici dans le médium de la fresque très utilisé par Raphaël ou Michel-Ange.
L’ICONOCLASME
Après la chute du régime en 1943, de nombreuses œuvres fascistes sont en partie détruites ou dissimulées, et la fresque de Sironi ne fait pas exception. Dans un premier temps, le complexe architectural de la Città Universitaria inauguré en 1935 rouvre après la guerre et garde sa fonction d’origine, mais subit une « défascisation ». Le ministère de l’Éducation italien publie en 1944 une circulaire ordonnant le retrait des symboles du régime ou bien leur camouflage[3]. La fresque est d’abord recouverte d’un drap. Puis une commission, qui reconnaît la valeur artistique de l’oeuvre, décide au début des années 1950 de repeindre les symboles fascistes afin qu’elle ne soit pas détruite et puisse rester visible. L’aigle, la figure de Mussolini à cheval et la date du calendrier fasciste sont donc repeints. Cette intervention, bien qu’ayant altéré l’iconographie et le langage pictural de l’œuvre, a permis de la sauver d’une destruction quasi certaine. Dans une interview de Raja El Fani[4], le petit-fils de Sironi, Andrea Sironi-Strauβwald, indique que c’est « une censure qui a été plutôt une altération, une suppression, une trahison des intentions de Sironi. Une opération certes faite avec de bonnes intentions politiques, mais la censure n’est jamais démocratique. »[5]
LA RESTAURATION
Ce n’est que dans les années 1980, une fois la honte et la colère passées, qu’une reconnaissance des œuvres fascistes comme faisant partie intégrante du patrimoine culturel italien commence à s’observer[6]. En 1985, l’Institut de l’histoire de l’art de l’université de La Sapienza organise une exposition sur les artistes impliqués dans le projet de la Città Universitaria où la fresque est exposée. Cette exposition a ouvert un grand débat parmi les conservateurs et historiens de l’art quant aux méthodes à employer concernant la restauration des œuvres fascistes ayant été couvertes, abîmées, repeintes, etc. On considère alors ces interventions comme de la censure, et on décide de leur rendre leur apparence originale. Pour ce qui est de la fresque, une enquête est menée sur les techniques artistiques utilisées par Sironi en 1935, mais aussi sur celles employées par Giuseppe Marzano, le peintre chargé de repeindre les symboles du régime dans le début des années 1950. L’œuvre est finalement dévoilée au public en 2017 à l’occasion de l’exposition temporaire Sironi svelato. Il restauro del murale della Sapienza.
LA RESTAURATION : UN OUBLI D’UNE PARTIE DE L’HISTOIRE ?
La restauration de 2017 soulève néanmoins une question majeure : effacer les marques de l’iconoclasme des années suivant la chute du régime sur les œuvres d’art ne revient-il pas à nier une partie de l’histoire ? Car bien que terrible, la censure de ces œuvres a une valeur historique importante et témoigne de la transition du fascisme à la démocratie. Les restaurer revient donc à choisir quel passé est le plus digne d’être montré. C’est une question qui va au-delà du contexte iconoclaste lié au fascisme et qui s’étend à tout le domaine de la conservation et de la restauration d’œuvres d’art : doit-on prendre le parti de camoufler les traces du passage du temps afin de présenter l’œuvre au plus près de son état d’origine ? Ou faut-il au contraire laisser ces marques visibles puisqu’elles font également partie de l’histoire de l’œuvre ?
© EDITH VAREZ
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[1] SIRONI Mario, CARRA Carlo, FUNI Achille, CAMPIGLI Massimo, Manifesto della pittura murale, La Colonna, Milan, 1933.
[2] Ce grand complexe de bâtiments devait constituer non seulement l’Université de Rome, mais aussi le plus grand centre d’études d’Italie et de la Méditerranée. C’est aujourd’hui le campus de l’Université de La Sapienza à Rome.
[3] BILI Eliana, D’AGOSTINO Laura, Sironi svelato. Il restauro del murale della Sapienza, Campisano Editore Rome, 2017.
[4] Diplômée de la Sorbonne à Paris et d’un Master en Esthétique du cinéma italien et en Peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Rome, elle collabore avec divers journaux européens pour qui elle écrit des articles.
[5] EL FANI Raja, Interview de Andrea Sironi-Strauβwald, dans Mario Sironi, futuriste dévoilé, Inferno, 2017.
https://inferno-magazine.com/2017/12/19/rome-mario-sironi-futuriste-devoile/
[6] BELMONTE Carmen, Fascist Heritage in Italy: From Iconoclasm to Critical Preservation; Studi della Bibliotheca Hertziana 17, Lindsay Harris, Rome, 2023.
Correction : @adv_correction — Amandine DE VANGELI
Image à la une : Mario Sironi,L’Italia tra le Arti e le Scienze, 1935, photo prise après la restauration de 2027